La transition est dans toutes les bouches, dans tous les articles, dans toutes les émissions de radio ou de télé, enfin presque. Partout, on entend parler de cette nécessaire transition, transition des modes de vie, parfois, transition énergétique, le plus souvent. Le motif ? Avant tout échapper à la catastrophe climatique annoncée par des dizaines de milliers de scientifiques, bien entendu. Mais aussi enrayer le creusement inexorable du fossé social dont témoignent maints sociologues et économistes. Selon une approche plus philosophique, il s’agit avant tout de redonner un sens à l’existence humaine, sens perdu dans la débauche de consommation matérielle.
Cette transition, celle dont tout le monde parle, consisterait simplement, si l’on peut dire, à découvrir des modes de vie individuels compatibles avec les limites de la biosphère (géo-biosphère, i.e. Gaïa, pour être plus précis). Il suffirait de choisir les produits nécessaires pour soutenir la vie matérielle, individuelle autant que collective, et de déterminer les quantités qu’on pourrait en consommer sans sortir de ces limites. Il suffirait alors simplement de se conformer indéfiniment à ces limites pour que la transition soit derrière nous. Enfin sortis du piège !
Cette transition n’est cependant pas la plus importante. En tout cas pas la plus prioritaire. Car elle ne saurait réussir tant que les mécanismes qui contraignent à la croissance économique ne seront pas élucidés et extirpés de nos institutions. Il sera en effet impossible d’adopter des modes de vie matériellement plus sobres pour tous et simultanément de maintenir une croissance économique érigée au rang de principe vital. Les deux choses sont contradictoires et les tenants d’une économie immatérielle ou autre économie de services sont déconnectés de la réalité physique des choses. Le plus urgent n’est donc pas de savoir ce qu’il faut consommer et produire, et en quelles quantités, le plus urgent est de découvrir les mécanismes qui ont amené les pays développés avec, à leur suite, les pays en développement, à une obligation de croissance sans laquelle les sociétés entrent en récession, en crises, en révoltes et en révolutions.
Cette contradiction macro-économique — sobriété contre croissance — n’empêche évidemment pas les expériences micro-économiques : économie sociale et solidaire, coopératives, permaculture, simplicité volontaire, etc. Des individus et des groupes inventent déjà des modes de vie originaux, ayant un impact matériel modeste, prouvant ainsi qu’on peut parfaitement vivre heureux tout en respectant les limites de la biosphère. Ils sont des expérimentateurs et des démonstrateurs indispensables. Et je suis des leurs dans ma vie quotidienne. Ces initiatives ne posent pas vraiment de problème tant que leurs conséquences macro restent insignifiantes à l’échelle globale. Mais alors, si on peut vivre heureux sans croissance, qu’est-ce qui nous oblige à croître (économiquement parlant) et nous empêche donc d’adapter nos modes de vie aux limites de la biosphère ? Qu’est-ce qui coince ?
L’explication la plus courante à la nécessité de croissance, celle que l’on enseigne dans les manuels d’économie, celle dont on imprègne les enfants dès leur plus jeune âge au moyen de la publicité, c’est qu’il est dans la nature humaine de vouloir consommer toujours plus. Ainsi, l’économie néo-classique prend-elle pour axiome que l’individu cherche toujours à maximiser (l’utilité de) sa consommation. La croissance économique serait ainsi inscrite dans un gène humain de « recherche irrépressible d’une consommation maximale ».
À cette thèse, très idéologique, on peut opposer bien des arguments, en partie issus de la psychologie, de l’éthologie ou de la sociologie. Non, les humains et les animaux ne sont pas privés de mécanismes physiologiques de satiété ! Non, les humains et les animaux ne sont pas systématiquement égoïstes, donnant priorité à leur consommation sur celle de leurs congénères ! La solidarité et la tempérance sont des comportements que l’on retrouve partout dans le vivant. Je ne veux évidemment pas dire que l’égoïsme et que la boulimie n’existent pas. Je veux seulement dire que ces pulsions ne définissent que partiellement l’être humain, qu’elles sont en tension avec d’autres pulsions, tout aussi naturelles. Il s’agit d’ailleurs de conditions pour la survie individuelle (la satiété) ou collective (la solidarité), la sélection naturelle éliminant progressivement les moins adaptés.
Il y a fort longtemps que l’on sait que le bonheur n’est pas plus grand quand on consomme plus, à tout le moins une fois que les besoins de base sont satisfaits. Des habitants de pays très peu riches se montrent tout aussi satisfaits de leur vie que d’autres, vivant dans les pays les plus riches de la planète. On sait aussi que si l’on n’a pas besoin de consommer toujours plus pour être heureux, on n’aime pas non plus paraître moins bien loti que son voisin. Plus que la consommation, ce sont les différences, les inégalités qui sont source d’insatisfaction. Il est difficile de posséder moins que les autres, et les campagnes de publicités font tout pour insister sur cette différence en la faisant percevoir comme une infériorité intolérable. On n’est pas des gens biens tant qu’on ne possède pas le tout nouveau schmulbrol qui rend la vie tellement plus agréable…
Si donc ce n’est pas le consommateur, ni sa prétendue soif inextinguible de consommation, qui « oblige » à la croissance économique, il faudra bien jeter un regard du côté du producteur. Et pas de n’importe quel petit producteur car on sait bien que, mondialisation oblige, la production mondiale est sous le contrôle direct ou indirect d’un nombre très limité d’entreprises géantes, multi- et trans-nationales. Ne serait-ce pas ce producteur mondialisé qui exigerait toujours une croissance économique substantielle et permanente ? De nombreux indices plaident en ce sens et d’éminents penseurs de la chose publique en sont persuadés, et parfois depuis fort longtemps. Parmi ces indices, il en est deux qui méritent d’être soulignés, celui du réinvestissement des profits et celui de la calamité du chômage.
Dictature du capital
Les entreprises font des profits et c’est bien là leur principale vocation. En 1988, Jacques Ellul écrivait :
« je voudrais rappeler une thèse qui est bien ancienne, mais qui est toujours oubliée et qu’il faut rénover sans cesse, c’est que l’organisation industrielle, comme la « post-industrielle », comme la société technicienne ou informatisée, ne sont pas des systèmes destinés à produire ni des biens de consommation, ni du bien-être, ni une amélioration de la vie des gens, mais uniquement à produire du profit. Exclusivement. »
Faire du profit, c’est en effet ce que visent la plupart des actionnaires, pas tous, mais c’est encore plus vrai dans le cas des méga-entreprises car leurs actionnaires ne s’intéressent qu’à leur cours en bourse et à leurs dividendes. Mais, une fois leur part de profits obtenus (dividendes, intérêts ou rentes), les (grands) propriétaires sont confrontés aux difficultés du réinvestissement de ces profits. La plupart sont injectés dans de nouvelles entreprises, prometteuses, ou dans des entreprises déjà bien établies, mais qui cherchent à développer encore leurs activités. Ces profits participent ainsi à la croissance du capital productif. Et si le capital croît, mécaniquement, la production ne peut que croître. Ainsi donc, de ce point de vue, la croissance économique résulte de la nécessité d’investissement des profits par des propriétaires en recherche d’un rendement « raisonnable ». C’est ainsi que se perpétue ce qu’on a appelé l’accumulation du capital, imposant à la société toute entière la nécessité de croissance économique. Bien sûr, les profits pourraient servir à consommer, une nouvelle piscine par exemple, ou à investir dans du capital non productif, des œuvres d’art par exemple, et dans ce cas il n’y aurait pas de croissance économique. Mais les grands propriétaires ont déjà toutes ces choses et, dans la réalité, ils préfèrent saisir les opportunités qui leur sont offertes d’augmenter leur notoriété, leur influence, leur pouvoir et leur richesse. Dans la vraie vie, ce sont bien les (grands) propriétaires qui dictent la marche du monde et, comme le pense Colin Crouch, nous vivons dans une société post-démocratique, qui n’a plus que les apparences de la démocratie, suffrage universel, parlement, etc., mais qui n’a plus les moyens démocratiques de décider de son avenir matériel.
L’autre justification de la croissance est la lutte contre le chômage. Si pour une entreprise le profit représente un objectif, qu’il faut maximiser, le travail, par contraste, représente un coût, qu’il faut chercher à minimiser. Le mouvement spontané des entreprises va donc dans le sens d’une réduction de l’emploi (à production égale). L’automatisation, l’informatisation, la hausse des cadences, la flexibilisation des horaires, partout et toujours les grandes entreprises cherchent à diminuer leurs charges salariales et, le plus souvent, elles y réussissent. Cette stratégie répond au doux nom de hausse de la productivité, une performance dont les gouvernements se réjouissent, avec les actionnaires. Mais les conséquences de ces progrès sont des licenciements et un chômage croissant, à moins que ? À moins que l’on augmente la production ou que l’on démarre de nouvelles productions ! Ainsi, la croissance économique est indispensable pour résorber le chômage, chômage imposé par la volonté des propriétaires d’accroître leurs profits grâce à des hausses de productivité.
Sociologiquement, les (gros) actionnaires et les (grands) propriétaires sont peu nombreux au regard de la population totale. Pour le représenter schématiquement, on retrouve, de part et d’autre d’une classe moyenne plus ou moins importante, d’un côté les grands propriétaires terriens, les grands industriels et les grands financiers, et de l’autre, la masse des travailleurs ordinaires, des petits boulots et des paysans sans terre. Ces travailleurs ordinaires sont de plus en plus souvent rejetés par les grandes entreprises dans les incertitudes de la (sous-)sous-traitance, des petits boulots et de la flexibilité. Tout au bout, une dernière catégorie sociale, en augmentation depuis quelques décennies, regroupe les chômeurs, les SDF, les indigents et autres exclus du système économique. C’est donc finalement une seule catégorie sociale, particulièrement limitée, qui décide et contrôle l’ensemble de la production matérielle de l’humanité. Dans le respect de le loi, bien sûr ;-).
Cependant, soyons clairs, il ne s’agit en aucun cas de dire que les (grands) propriétaires sont par nature des prédateurs. Beaucoup d’entre eux sont aussi des philanthropes généreux. Ce n’est donc pas leur personne qui est en cause mais bien les règles du jeu dans lequel ils évoluent, inscrites dans le marbre des lois, dénommées collectivement institutions et censément démocratiques. Les lois donnent au propriétaire la possibilité d’accumuler du capital sans limite, jusqu’à l’infini, des terres par exemple, et leur donne sur ces biens, dont dépendent la vie d’autres humains, un droit de contrôle exclusif et plutôt absolu. Ce système, ces institutions, entraînent inéluctablement l’accumulation du capital entre les mains d’un nombre réduit de personnes, l’élite, dont le pouvoir d’influence et d’autorité croît en proportion de leur capital. La force de ce mécanisme est telle qu’aucune démocratie n’est réellement à même de s’y opposer. C’est donc ce système que la transition doit d’abord réformer pour ensuite pouvoir réellement s’épanouir.
Démocratie économique
Au risque de me répéter, une chose me paraît claire : aucune transition écologique réelle et significative n’est possible en restant dans le cadre des institutions économiques contemporaines. Tous les efforts que font certains pour réduire leur consommation sont contrecarrés par les impératifs de croissance économique. Et ces impératifs sont consubstantiels avec le capitalisme. Tant que les efforts de sobriété sont insignifiants, ils sont soutenus et encouragés par les gouvernements mais dès le moment où ils risquent de mettre la croissance économique en danger, ils sont combattus par tous les moyens : chantage à l’emploi, incitants fiscaux, grands travaux pas nécessairement utiles, etc. Quant aux (grandes) entreprises elles encouragent la croissance économique par tous les moyens : matraquage publicitaire, désinformation scientifique ou lobbying de haut vol.
Peut-on cependant échapper à cette dictature du capital ? Beaucoup en ont rêvé. Je ne reviendrai pas ici sur toutes les théories qui, depuis trois siècles, ont été proposées et parfois testées, avec plus ou moins de succès, et souvent plutôt moins que plus, même si les raisons des insuccès mériteraient d’être étudiées beaucoup plus attentivement qu’elles ne le sont aujourd’hui. Très attaché aux libertés individuelles et collectives, ainsi qu’au principe d’autonomie, je considère que le pouvoir dans notre nouveau système économique doit avant tout émaner de la base. Ce sont les humains qui doivent décider de leur sort et organiser leur vie selon leurs aspirations, y compris matérielles, tout en préservant leurs valeurs humaines de respect des autres humains et respect de leur environnement naturel, présent et futur.
Douxville, à l’instar de bien d’autres villes européennes, a voté pour la démocratie économique. Celle-ci impose, par la loi, que les entreprises soient sous le contrôle de toutes ses parties prenantes. En démocratie économique, les conseils d’administration (CA) des entreprises sont composés de quatre représentations d’égale importance : clients, travailleurs, investisseurs et protecteurs de l’environnement. Les clients veillent à la qualité, l’utilité et la durabilité des produits. Les travailleurs, y compris les sous-traitants, veulent un travail épanouissant, leur procurant les moyens de vivre dignement. Les investisseurs veillent à la bonne utilisation du capital, à son entretien, à son renouvellement ainsi qu’à une juste participation aux bénéfices. Enfin, les protecteurs de l’environnement visent à ce qu’on minimise les émissions polluantes et les dégradations de l’environnement. Ces derniers sont particulièrement attentifs à la transmission aux générations futures d’une planète en bon état.
Dans le capitalisme, une catégorie sociale, celle des (grands) propriétaires, décide seule de ce qu’il y a lieu de produire et en quelles quantités. Même s’il lui faut respecter la loi, loi qu’elle a le plus souvent contribué à écrire, elle seule décide de ce qu’il est opportun de produire. A contrario, notre système démocratique veille à ce que toutes les personnes concernées et tous les groupes sociaux concernés aient voix aux chapitre. Dans ce système, le marché libre continue d’exister, les entreprises continuent d’exister, seul le gouvernement des entreprises est modifié, dans un sens nettement plus démocratique. La démocratie économique, ça ressemble assez bien à l’économie sociale et solidaire, déjà bien connue, ou à la Corporation Mondragon. La démocratie économique est en rupture complète non seulement avec le capitalisme mais aussi avec le communisme, qui n’est d’ailleurs qu’un capitalisme d’État. Bien entendu, en démocratie économique, certaines entreprises coopératives iront mal, en raison des guéguerres incessantes au sein de leur CA et de leurs appels incessants au tribunal pour trancher leurs litiges. Mais d’autres seront florissantes, grâce au sens du compromis de leurs décideurs. Last but not least, dans ce système, la croissance économique n’est plus un impératif et la transition des modes de vie peut alors s’effectuer en douceur.
En résumé, la transition des institutions, étape préalable indispensable, consiste ainsi simplement, si l’on peut dire, à modifier les lois sur les entreprises afin de rendre obligatoire la composition démocratique de leurs CA. Modifier ces lois n’a cependant pas été une mince affaire pour les Douxvillois tant les résistances de ceux qui allaient perdre leur pouvoir absolu ont été fortes et violentes. En cette fin 2107, j’ai été récemment agréablement surpris par un éditorial sur France-Inter de Dominique Seux, chroniqueur économique bon teint. Il y résumait très bien le bras de fer de première importance qui est en train de s’engager dans la discrétion :
« il s’agit de l’article 1833 du Code civil [français], qui indique aujourd’hui que l’entreprise est constituée (je cite) dans l’intérêt commun des associés. L’idée serait d’ajouter l’intérêt des salariés, des sous-traitants, de l’environnement voire des générations futures. »
Comme quoi, l’idée fait petit à petit son chemin. On peut rêver d’un futur radieux.
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