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Ville en transition – Rojava

Dans le Rojava, une expérience démocratique unique au monde est en cours. Différentes communautés kurdes y mènent une révolution sociale multiethnique, féministe et auto-organisée, inspirée par les théories de l’écologiste libertaire états-unien Murray Bookchin. Ces communautés profondément pluraliste fonctionnent en démocratie directe. Leur fédération est « fondée sur un système démocratique et écologique ainsi que sur la liberté de la femme », ainsi que le précise le « contrat social de la Fédération démocratique de la Syrie du Nord ».

Malheureusement, en janvier 2018, la Turquie tente d’écraser ce foyer de l’autonomie kurde. Et tout se passe dans l’indifférence générale, celle des petites et des grandes démocraties.

Cette expérimentation, aujourd’hui en grand danger, est exposée en détail  dans un éditorial alarmiste, publié par l’excellent site de journalisme écologique ‘reporterre.net‘. À lire absolument pour mieux comprendre une question que les médias plus traditionnels laissent le plus souvent dans l’ombre : « Y a-t-il des alternatives au système dans lequel nos sociétés s’enlisent ? »

Comme à Douxville, des habitants tentent d’organiser leur vie, eux-mêmes, directement, dans le respect des humains et de l’environnement. Encore une fois, cette tentative est menacée de destruction violente par des États qui ne peuvent admettre qu’on échappe à leur autorité.

Les deux transitions

La transition est dans toutes les bouches, dans tous les articles, dans toutes les émissions de radio ou de télé, enfin presque. Partout, on entend parler de cette nécessaire transition, transition des modes de vie, parfois, transition énergétique, le plus souvent. Le motif ? Avant tout échapper à la catastrophe climatique annoncée par des dizaines de milliers de scientifiques, bien entendu. Mais aussi enrayer le creusement inexorable du fossé social dont témoignent maints sociologues et économistes. Selon une approche plus philosophique, il s’agit avant tout de redonner un sens à l’existence humaine, sens perdu dans la débauche de consommation matérielle.

Cette transition, celle dont tout le monde parle, consisterait simplement, si l’on peut dire, à découvrir des modes de vie individuels compatibles avec les limites de la biosphère (géo-biosphère, i.e. Gaïa, pour être plus précis). Il suffirait de choisir les produits nécessaires pour soutenir la vie matérielle, individuelle autant que collective, et de déterminer les quantités qu’on pourrait en consommer sans sortir de ces limites. Il suffirait alors simplement de se conformer indéfiniment à ces limites pour que la transition soit derrière nous. Enfin sortis du piège !

Cette transition n’est cependant pas la plus importante. En tout cas pas la plus prioritaire. Car elle ne saurait réussir tant que les mécanismes qui contraignent  à la croissance économique ne seront pas élucidés et extirpés de nos institutions. Il sera en effet impossible d’adopter des modes de vie matériellement plus sobres pour tous et simultanément de maintenir une croissance économique érigée au rang de principe vital. Les deux choses sont contradictoires et les tenants d’une économie immatérielle ou autre économie de services sont déconnectés de la réalité physique des choses. Le plus urgent n’est donc pas de savoir ce qu’il faut consommer et produire, et en quelles quantités, le plus urgent est de découvrir les mécanismes qui ont amené les pays développés avec, à leur suite, les pays en développement, à une obligation de croissance sans laquelle les sociétés entrent en récession, en crises, en révoltes et en révolutions.

Cette contradiction macro-économique — sobriété contre croissance — n’empêche évidemment pas les expériences micro-économiques : économie sociale et solidaire, coopératives, permaculture, simplicité volontaire, etc. Des individus et des groupes inventent déjà des modes de vie originaux, ayant un impact matériel modeste, prouvant ainsi qu’on peut parfaitement vivre heureux tout en respectant les limites de la biosphère. Ils sont des expérimentateurs et des démonstrateurs indispensables. Et je suis des leurs dans ma vie quotidienne. Ces initiatives ne posent pas vraiment de problème tant que leurs conséquences macro restent insignifiantes à l’échelle globale. Mais alors, si on peut vivre heureux sans croissance, qu’est-ce qui nous oblige à croître (économiquement parlant) et nous empêche donc d’adapter nos modes de vie aux limites de la biosphère ? Qu’est-ce qui coince ?

L’explication la plus courante à la nécessité de croissance, celle que l’on enseigne dans les manuels d’économie, celle dont on imprègne les enfants dès leur plus jeune âge au moyen de la publicité, c’est qu’il est dans la nature humaine de vouloir consommer toujours plus. Ainsi, l’économie néo-classique prend-elle pour axiome que l’individu cherche toujours à maximiser (l’utilité de) sa consommation. La croissance économique serait ainsi inscrite dans un gène humain de « recherche irrépressible d’une consommation maximale ».

À cette thèse, très idéologique, on peut opposer bien des arguments, en partie issus de la psychologie, de l’éthologie ou de la sociologie. Non, les humains et les animaux ne sont pas privés de mécanismes physiologiques de satiété ! Non, les humains et les animaux ne sont pas systématiquement égoïstes, donnant priorité à leur consommation sur celle de leurs congénères ! La solidarité et la tempérance sont des comportements que l’on retrouve partout dans le vivant. Je ne veux évidemment pas dire que l’égoïsme et que la boulimie n’existent pas. Je veux seulement dire que ces pulsions ne définissent que partiellement l’être humain, qu’elles sont en tension avec d’autres pulsions, tout aussi naturelles. Il s’agit d’ailleurs de conditions pour la survie individuelle (la satiété) ou collective (la solidarité), la sélection naturelle éliminant progressivement les moins adaptés.

Il y a fort longtemps que l’on sait que le bonheur n’est pas plus grand quand on consomme plus, à tout le moins une fois que les besoins de base sont satisfaits. Des habitants de pays très peu riches se montrent tout aussi satisfaits de leur vie que d’autres, vivant dans les pays les plus riches de la planète. On sait aussi que si l’on n’a pas besoin de consommer toujours plus pour être heureux, on n’aime pas non plus  paraître moins bien loti que son voisin. Plus que la consommation, ce sont les différences, les inégalités qui sont source d’insatisfaction. Il est difficile de posséder moins que les autres, et les campagnes de publicités font tout pour insister sur cette différence en la faisant percevoir comme une infériorité intolérable. On n’est pas des gens biens tant qu’on ne possède pas le tout nouveau schmulbrol qui rend la vie tellement plus agréable…

Si donc ce n’est pas le consommateur, ni sa prétendue soif inextinguible de consommation, qui « oblige » à la croissance économique, il faudra bien jeter un regard du côté du producteur. Et pas de n’importe quel petit producteur car on sait bien que, mondialisation oblige, la production mondiale est sous le contrôle direct ou indirect d’un nombre très limité d’entreprises géantes, multi- et trans-nationales. Ne serait-ce pas ce producteur mondialisé qui exigerait toujours une croissance économique substantielle et permanente ? De nombreux indices plaident en ce sens et d’éminents penseurs de la chose publique en sont persuadés, et parfois depuis fort longtemps. Parmi ces indices, il en est deux qui méritent d’être soulignés, celui du réinvestissement des profits et celui de la calamité du chômage.

Dictature du capital

Les entreprises font des profits et c’est bien là leur principale vocation. En 1988, Jacques Ellul écrivait :

« je voudrais rappeler une thèse qui est bien ancienne, mais qui est toujours oubliée et qu’il faut rénover sans cesse, c’est que l’organisation industrielle, comme la « post-industrielle », comme la société technicienne ou informatisée, ne sont pas des systèmes destinés à produire ni des biens de consommation, ni du bien-être, ni une amélioration de la vie des gens, mais uniquement à produire du profit. Exclusivement.1 »

Faire du profit, c’est en effet ce que visent la plupart des actionnaires, pas tous, mais c’est encore plus vrai dans le cas des méga-entreprises car leurs actionnaires ne s’intéressent qu’à leur cours en bourse et à leurs dividendes. Mais, une fois leur part de profits obtenus (dividendes, intérêts ou rentes), les (grands) propriétaires sont confrontés aux difficultés du réinvestissement de ces profits. La plupart sont injectés dans de nouvelles entreprises, prometteuses, ou dans des entreprises déjà bien établies, mais qui cherchent à développer encore leurs activités. Ces profits participent ainsi à la croissance du capital productif. Et si le capital croît, mécaniquement, la production ne peut que croître. Ainsi donc, de ce point de vue, la croissance économique résulte de la nécessité d’investissement des profits par des propriétaires en recherche d’un rendement « raisonnable ». C’est ainsi que se perpétue ce qu’on a appelé l’accumulation du capital, imposant à la société toute entière la nécessité de croissance économique. Bien sûr, les profits pourraient servir à consommer, une nouvelle piscine par exemple, ou à investir dans du capital non productif, des œuvres d’art par exemple, et dans ce cas il n’y aurait pas de croissance économique. Mais les grands propriétaires ont déjà toutes ces choses et, dans la réalité, ils préfèrent saisir les opportunités qui leur sont offertes d’augmenter leur notoriété, leur influence, leur pouvoir et leur richesse. Dans la vraie vie, ce sont bien les (grands) propriétaires qui dictent la marche du monde et, comme le pense Colin Crouch2, nous vivons dans une société post-démocratique, qui n’a plus que les apparences de la démocratie, suffrage universel, parlement, etc., mais qui n’a plus les moyens démocratiques de décider de son avenir matériel.

L’autre justification de la croissance est la lutte contre le chômage. Si pour une entreprise le profit représente un objectif, qu’il faut maximiser, le travail, par contraste, représente un coût, qu’il faut chercher à minimiser. Le mouvement spontané des entreprises va donc dans le sens d’une réduction de l’emploi (à production égale). L’automatisation, l’informatisation, la hausse des cadences, la flexibilisation des horaires, partout et toujours les grandes entreprises cherchent à diminuer leurs charges salariales et, le plus souvent, elles y réussissent. Cette stratégie répond au doux nom de hausse de la productivité, une performance dont les gouvernements se réjouissent, avec les actionnaires. Mais les conséquences de ces progrès sont des licenciements et un chômage croissant, à moins que ? À moins que l’on augmente la production ou que l’on démarre de nouvelles productions ! Ainsi, la croissance économique est indispensable pour résorber le chômage, chômage imposé par la volonté des propriétaires d’accroître leurs profits grâce à des hausses de productivité.

Sociologiquement, les (gros) actionnaires et les (grands) propriétaires sont peu nombreux au regard de la population totale. Pour le représenter schématiquement, on retrouve, de part et d’autre d’une classe moyenne plus ou moins importante, d’un côté les grands propriétaires terriens, les grands industriels et les grands financiers, et de l’autre, la masse des travailleurs ordinaires, des petits boulots et des paysans sans terre. Ces travailleurs ordinaires sont de plus en plus souvent rejetés par les grandes entreprises dans les incertitudes de la (sous-)sous-traitance, des petits boulots et de la flexibilité. Tout au bout, une dernière catégorie sociale, en augmentation depuis quelques décennies, regroupe les chômeurs, les SDF, les indigents et autres exclus du système économique. C’est donc finalement une seule catégorie sociale, particulièrement limitée, qui décide et contrôle l’ensemble de la production matérielle de l’humanité. Dans le respect de le loi, bien sûr ;-).

Cependant, soyons clairs, il ne s’agit en aucun cas de dire que les (grands) propriétaires sont par nature des prédateurs. Beaucoup d’entre eux sont aussi des philanthropes généreux. Ce n’est donc pas leur personne qui est en cause mais bien les règles du jeu dans lequel ils évoluent, inscrites dans le marbre des lois, dénommées collectivement institutions et censément démocratiques. Les lois donnent au propriétaire la possibilité d’accumuler du capital sans limite, jusqu’à l’infini, des terres par exemple, et leur donne sur ces biens, dont dépendent la vie d’autres humains, un droit de contrôle exclusif et plutôt absolu. Ce système, ces institutions, entraînent inéluctablement l’accumulation du capital entre les mains d’un nombre réduit de personnes, l’élite, dont le pouvoir d’influence et d’autorité croît en proportion de leur capital. La force de ce mécanisme est telle qu’aucune démocratie n’est réellement à même de s’y opposer. C’est donc ce système que la transition doit d’abord réformer pour ensuite pouvoir réellement s’épanouir.

Démocratie économique

Au risque de me répéter, une chose me paraît claire : aucune transition écologique réelle et significative n’est possible en restant dans le cadre des institutions économiques contemporaines. Tous les efforts que font certains pour réduire leur consommation sont contrecarrés par les impératifs de croissance économique. Et ces impératifs sont consubstantiels avec le capitalisme. Tant que les efforts de sobriété sont insignifiants, ils sont soutenus et encouragés par les gouvernements mais dès le moment où ils risquent de mettre la croissance économique en danger, ils sont combattus par tous les moyens : chantage à l’emploi, incitants fiscaux, grands travaux pas nécessairement utiles, etc. Quant aux (grandes) entreprises elles encouragent la croissance économique par tous les moyens : matraquage publicitaire, désinformation scientifique ou lobbying de haut vol.

Peut-on cependant échapper à cette dictature du capital ? Beaucoup en ont rêvé. Je ne reviendrai pas ici sur toutes les théories qui, depuis trois siècles, ont été proposées et parfois testées, avec plus ou moins de succès, et souvent plutôt moins que plus, même si les raisons des insuccès mériteraient d’être étudiées beaucoup plus attentivement qu’elles ne le sont aujourd’hui. Très attaché aux libertés individuelles et collectives, ainsi qu’au principe d’autonomie, je considère que le pouvoir dans notre nouveau système économique doit avant tout émaner de la base. Ce sont les humains qui doivent décider de leur sort et organiser leur vie selon leurs aspirations, y compris matérielles, tout en préservant leurs valeurs humaines de respect des autres humains et respect de leur environnement naturel, présent et futur.

Douxville, à l’instar de bien d’autres villes européennes, a voté pour la démocratie économique. Celle-ci impose, par la loi, que les entreprises soient sous le contrôle de toutes ses parties prenantes. En démocratie économique, les conseils d’administration (CA) des entreprises sont composés de quatre représentations d’égale importance : clients, travailleurs, investisseurs et protecteurs de l’environnement. Les clients veillent à la qualité, l’utilité et la durabilité des produits. Les travailleurs, y compris les sous-traitants, veulent un travail épanouissant, leur procurant les moyens de vivre dignement. Les investisseurs veillent à la bonne utilisation du capital, à son entretien, à son renouvellement ainsi qu’à une juste participation aux bénéfices. Enfin, les protecteurs de l’environnement visent à ce qu’on minimise les émissions polluantes et les dégradations de l’environnement. Ces derniers sont particulièrement attentifs à la transmission aux générations futures d’une planète en bon état.

Dans le capitalisme, une catégorie sociale, celle des (grands) propriétaires, décide seule de ce qu’il y a lieu de produire et en quelles quantités. Même s’il lui faut respecter la loi, loi qu’elle a le plus souvent contribué à écrire, elle seule décide de ce qu’il est opportun de produire. A contrario, notre système démocratique veille à ce que toutes les personnes concernées et tous les groupes sociaux concernés aient voix aux chapitre. Dans ce système, le marché libre continue d’exister, les entreprises continuent d’exister, seul le gouvernement des entreprises est modifié, dans un sens nettement plus démocratique. La démocratie économique, ça ressemble assez bien à l’économie sociale et solidaire, déjà bien connue, ou à la Corporation Mondragon3. La démocratie économique est en rupture complète non seulement avec le capitalisme mais aussi avec le communisme, qui n’est d’ailleurs qu’un capitalisme d’État. Bien entendu, en démocratie économique, certaines entreprises coopératives iront mal, en raison des guéguerres incessantes au sein de leur CA et de leurs appels incessants au tribunal pour trancher leurs litiges. Mais d’autres seront florissantes, grâce au sens du compromis de leurs décideurs. Last but not least, dans ce système, la croissance économique n’est plus un impératif et la transition des modes de vie peut alors s’effectuer en douceur.

En résumé, la transition des institutions, étape préalable indispensable, consiste ainsi simplement, si l’on peut dire, à modifier les lois sur les entreprises afin de rendre obligatoire la composition démocratique de leurs CA. Modifier ces lois n’a cependant pas été une mince affaire pour les Douxvillois tant les résistances de ceux qui allaient perdre leur pouvoir absolu ont été fortes et violentes. En cette fin 2107, j’ai été récemment agréablement surpris par un éditorial sur France-Inter de Dominique Seux, chroniqueur économique bon teint. Il y résumait très bien le bras de fer de première importance qui est en train de s’engager dans la discrétion :

« il s’agit de l’article 1833 du Code civil [français], qui indique aujourd’hui que l’entreprise est constituée (je cite) dans l’intérêt commun des associés. L’idée serait d’ajouter l’intérêt des salariés, des sous-traitants, de l’environnement voire des générations futures. »

Comme quoi, l’idée fait petit à petit son chemin. On peut rêver d’un futur radieux.

  1. Jaques Ellul ; Le bluff technologique 1988 ; seconde édition 2004, Hachette, collection Pluriel, p. 571.
  2. Colin Crouch, Post-démocratie, Zürich, Diaphanes, coll. « Transpositions », 2013, 140 p., trad. Yves Coleman.
  3. Dans  son livre « Against capitalism », David Schweickart analyse jusque dans les moindres détails les différences entre le laisser faire (le capitalisme) et la démocratie économique.

La vie à Douxville (6) – L’énergie

Ce soir, le vent souffle avec force. Les nuages bas filent rapidement dans le ciel. Sur le chemin, Mathieu appuie fermement sur ses pédales. Il doit rejoindre la scierie, nichée là-bas, à la lisière des bois. En passant, sur sa gauche, un peu en hauteur, il devine le mouvement puissant des pales de l’éolienne qui brassent l’air avec régularité. Il fait déjà bien frais, en cette mi-novembre, les lapins sont au terrier et les vieillards bien au chaud. Pourtant, là-bas, à l’usine, tout s’agite. On entend d’ici le ronronnement des moteurs et le crissement des lames.

Quand Mathieu arrive à la scierie de la clairière, elle est déjà en pleine activité. En buvant son thé, Mireille surveille le fonctionnement de la salle des machines, là où les scies et les raboteuses travaillent allègrement. D’habitude si calme, quand il n’y a que peu de vent, la scierie s’anime dès que celui-ci souffle plus fort. La nuit ou le jour, peu importe, les équipes de travailleurs arrivent, délaissant pour quelques heures leurs autres activités. Sur le grand banc de sciage, le ruban avance lentement, pied à pied, en sifflant d’un son aigu, pour débiter une grume de bonne taille. C’est Mireille qui a défini le plan de sciage, avec l’aide d’un programme installé sur l’ordinateur de la scierie. Il s’agit de ne rien gaspiller, d’optimiser la découpe des planches, de valoriser les déchets. Pendant ce temps, Mathieu pilote son chariot élévateur électrique, tout en souplesse. Il transbahute les planches d’un poste à l’autre, entre les machines, vers les plateformes de séchage, et jusqu’à la plateforme de stockage. Chaque fois que ces deux-là travaillent ensemble, ils échangent tellement de regards et de sourires que les autres s’en amusent.

Les trois scieries de Douxville alimentent tous les ébénistes, les charpentiers et les fabricants d’objets en bois. Les déchets, après séchage, servent de bois à brûler. Même la sciure est compactée pour en faire des plaquettes à brûler. Les troncs proviennent de l’exploitation durable des bois de Douxville. Chaque année, sous l’œil attentif du conservateur, quelques arbres sont abattus. Ils font ainsi place aux plus jeunes qui n’attendent que ça pour s’élancer vers le ciel. Le bois, sous toutes ses formes, est un matériau tout-à-fait essentiel pour les habitants : résistant, facile à travailler et … durable !

En bordure de champs, à la minoterie, les renforts viennent aussi d’arriver. Les différentes sortes de céréales cultivées dans les champs aux alentours y sont broyées, plus ou moins finement, pour procurer aux habitants toutes les farines qu’ils consomment tout au long de l’année. Et comme la minoterie dispose de machines particulièrement efficaces, tout ce qui doit être moulu, broyé ou pulvérisé y passe généralement. C’est tellement plus pratique que les petits broyeurs individuels.

V’là l’bon vent, v’là l’joli vent

Les périodes ventées sont bénies des Douxvillois car elles leur apportent régulièrement cette électricité bienvenue sans laquelle les travaux seraient nettement plus pénibles. Dans les cultures et les champs, les éoliennes tournent alors à plein régime, avec courage et obstination, produisant leur plein d’énergie électrique. C’est qu’il faut profiter de la précieuse électricité, il ne faut pas à en gaspiller la moindre goutte. Les entreprises de Douxville sont parfaitement organisées pour profiter au maximum des périodes de bon vent. Avec une dizaine de grosses éoliennes, réparties plic-ploc au milieu des cultures, les entreprises de Douxville ont les moyens de fonctionner efficacement. Quand il parcourt Douxville avec des visiteurs intéressés, Arthur répète à chaque fois la même explication :

« Le principe fondamental est très simple, c’est quand il y a du vent qu’on met le paquet, on utilise son énergie directement et au maximum . On cherche très peu à la stocker car on en perdrait alors beaucoup trop. »

Et il prend toujours l’exemple du linge qu’il faut sécher. Quand une belle journée s’annonce, on pense à faire la lessive familiale pour ensuite pouvoir faire sécher le linge au soleil. Personne ne songerait à utiliser un sèche linge électrique. D’ailleurs, c’est bien simple, on n’en fabrique plus.

Mais le vent n’est pas la seule source d’électricité à Douxville, même s’il produit, et de loin, la plus grande part de l’électricité nécessaire aux entreprises et aux services communautaires. En plus, il y a aussi l’électricité produite par les panneaux photovoltaïques. Ils occupent une place  très importante dans la vie familiale, la vie de tous les jours. Pratiquement toutes les toitures de Douxville sont couvertes de ces panneaux. En hiver, ils permettent tout juste de stocker l’électricité nécessaire pour un éclairage économique, pour quelques appareils électroniques, voire, éventuellement, pour un petit frigo. En été, le soleil, plus généreux, permet quelques folies supplémentaires. Bien évidemment, tout le monde possède des batteries. Mais celles-ci présentent un gros handicap car leur durée de vie reste limitée : comme tous les systèmes basés sur des composés chimiques, que l’on décompose et recompose sans cesse, elles se dégradent avec le temps. On essaie donc de ne pas en abuser.

L’électricité, c’est très bien. Mais il faut aussi penser à cuisiner et à se chauffer. À la conserverie centrale, par exemple, on stérilise des légumes récoltés en l’été. Sous les grandes cuves, le feu rougeoie doucement, alimenté de temps à autre par des bûches ou par des chutes de bois acquises à la scierie puis longuement séchées dans un hangar. Comme la cuve et le foyer sont très bien isolés, la consommation de bois reste raisonnable, bien inférieure à ce qu’elle est chez ceux qui préfèrent stériliser à la maison.  Trois personnes assurent le fonctionnement de l’atelier, surtout actif pendant l’été et en automne, deux ou trois jours par semaine. Pour soulager les dos, un pont roulant assure avec souplesse les opérations de manutentions des lourds bacs remplis de bocaux. Et puis, il y a aussi la sucrerie où l’on transforme les betteraves en sucre. La sucrerie, elle aussi, est très bien équipée en machines simples et robustes. Outre le sucre, on y produit   la cassonade tellement appréciée des enfants, dans leurs céréales ou dans des crêpes, ou encore, mélangée avec de la farine pour faire des spéculoos. Miam !
Il y a encore l’huilerie qui transforme les graines oléagineuses en huile pour la table, pour la cuisson ou encore pour la lubrification. Bref, la liste des petites entreprises qui profitent de l’électricité et, plus modestement, de l’énergie du bois est relativement longue. Elles produisent une très grande partie des denrées alimentaires de consommation quotidienne. Elles produisent aussi la plupart des matériaux et des objets qui permettent de vivre confortablement.

À consommer avec modération

Mais ce n’est pas tout. Au total, à Douxville, il y a trois stations de compostage et biométhanisation. Sur le terrain de sa coopérative, au milieu des cultures, avec son petit tractopelle, Catherine forme soigneusement des andains de matières broyées. Chaque mardi, elle organise ainsi les déchets végétaux issus des cultures environnantes. Il faut mélanger, arroser, ajouter la fiente de l’élevage de poules associé à la station et préparer les tas qui, après quelques mois, fourniront le précieux engrais dont les fragiles semis sont friands. Tout à côté, la station de biométhanisation produit un gaz précieux issu de la digestion contrôlée de déchets organiques divers. Ce gaz aura des usages très variés. Avec un petit compresseur, après épuration, il est même mis en bouteilles pour pouvoir faire rouler des véhicules, braser des métaux et plein d’autres usages. C’est une forme d’énergie vraiment très appréciée. Et, cerise sur le gâteau,  les résidus de la digestion constituent un engrais de très grande qualité.

Depuis plusieurs années, les habitants de Douxville discutent âprement autour d’un projet de gigantesque stockage d’eau, à trente mètres au-dessus de la plaine, pour permettre à une centrale de pompage turbinage de stocker de l’électricité. Elle utiliserait l’excédent d’énergie éolienne ou photovoltaïque, lorsqu’il y a beaucoup de vent ou de soleil, pour faire monter l’eau dans le réservoir supérieur. Cette  réserve pourrait être relâchée, faisant tourner la turbine et produisant de l’électricité, lorsque nécessaire. Les désaccords portent sur l’énormité du projet, en comparaison avec la modeste quantité d’électricité qu’il permettrait de produire.

Mais il ne faut pas rêver. Même en tirant un maximum d’énergie de son territoire, la consommation annuelle par personne ne représente, en 2048, qu’un quart de ce quelle était au début du siècle. Cependant, comme les Douxvillois ont adopté un autre mode de vie, une autre manière de se déplacer et d’habiter, et qu’ils ne doivent plus qu’assez rarement renouveler leurs équipements, cela ne pose aucune difficulté. Par contre, ils sont particulièrement heureux d’avoir pu échapper à la catastrophe climatique que l’usage généralisé des combustibles fossiles avait fini par amorcer.

Les énergies renouvelables sont, au propre comme au figuré, un don du ciel. Et les Douxvillois les considèrent bien comme telles. Quoiqu’on en pense, elles sont rares et précieuses et on veille donc à les utiliser avec (la plus grande) modération. Pour la mise en œuvre pratique de ces principes, les initiatives sont diverses. Les habitants, les associations, les coopératives ont fini par trouver quelques modes de gestion de l’énergie qu’ils trouvent efficaces ; parfois interconnectés, parfois non ; parfois individuels, parfois collectifs. Un magistrat de l’énergie, désigné par les habitants après délibération, veille à organiser les nécessaires discussions et débats qui permettent à tous les habitants de participer aux choix énergétiques de la ville : partage des ressources, quota de ressources attribué aux différents services publics, etc. Il doit encore aplanir les inévitables différends et veiller à ce que les plus démunis ne restent pas au bord du chemin. Ce n’est pas vraiment une sinécure. La mission est généralement confiée à quelqu’un d’expérience, apprécié de tous pour sa sagesse et son sens de l’intérêt général, ce dont témoigne une carrière déjà longue et reconnue.

Petit bilan

Toutes les usines, les fabriques et les coopératives gourmandes en énergie se sont organisées pour s’activer principalement lorsqu’il y a suffisamment de vent pour permettre à leurs éoliennes de produire les quantités d’électricité dont elles ont besoin. Les habitants, eux aussi, sont dès lors très attentifs au vent et au soleil, à l’hiver et à l’été, souvent le nez en l’air pour deviner la météo. Vouloir stocker l’énergie, c’est en sacrifier une grosse partie. C’est aussi dépendre de techniques fragiles et polluantes : renouveler des batteries régulièrement, trouver des métaux rares, etc.. Beaucoup de travailleurs (tous ?) adaptent leurs horaires à la météo. En général, ils ne prestent dans leurs entreprises que deux ou trois jours par semaine mais ces jours peuvent être fluctuants, selon la météo. En été, certaines entreprises profitent de l’électricité photovoltaïque plus abondante pour effectuer des productions plus saisonnières ou plus spécialisées, comme, par exemple, le travail des métaux : fonte, forgeage et usinage.

De leur côté, les familles privilégient les journées ensoleillées pour effectuer leurs tâches ménagères gourmandes en électricité dont les lessives. Et le soleil de mai est bienvenu pour le grand nettoyage de printemps. La nuit par contre, la consommation est très réduite car elle dépend des batteries : un peu d’éclairage, de la musique, un poste de radio et l’un ou l’autre écran pour se distraire et se cultiver.

Ainsi, au final, Douxville produit sur son territoire toute l’énergie nécessaire aux habitants, y compris celle nécessaire à la production de tout ce dont ils ont besoin pour bien vivre. Bien sûr, certains produits sont acquis ailleurs, importés depuis la région ou l’étranger, et leur production a consommé  une énergie que Douxville n’a pas dû fournir. Mais, en contrepartie, Douxville fournit l’énergie nécessaire à la production des spécialités qu’elle vend dans les autres villes. Et pour que les choses soient claires et transparentes, la consommation d’énergie pour la production est reprise sur chaque facture, à la manière de la TVA. Les sources d’énergie disponibles sont le vent, le soleil et la biomasse. Cette dernière peut être directement combustible (le bois) ou peut être transformée en carburant (agro-carburants) ou en gaz (méthanisation). Question électricité, peu de problème. Du moins si on ne s’intéresse qu’aux quantités. En effet, elles avoisinent ce qu’on consommait déjà en l’an 2000, tout, tout, tout compris — y compris l’électricité grise. Par contre, on en stocke très peu, et pour des usages très limités, puisque Douxville s’est plutôt organisée pour utiliser l’électricité au moment où elle est produite. Un dizaine de grosses éoliennes — quatre mégawatts — fournissent le gros du travail. En complément, à peu près toutes les toitures sont équipées de panneaux photovoltaïques. Ils tapissent environ 75.000 mètres carrés.

Si pour l’électricité, l’approvisionnement est relativement confortable, question combustibles et carburants, la situation est plus tendue. Les habitants disposent d’une partie du bois produit par les forêts de Douxville. La ville dispose aussi de quelques tonnes de carburant, produites à partir des quelques hectares de cultures spécifiques,  ainsi que de gaz méthane, produit au départ de déchets organiques. Mais les forêts doivent être ménagées et les sols ne doivent pas être appauvris. L’équilibre est donc délicat. En moyenne, chaque habitant dispose de moins d’un stère de bois à brûler par an ! Mais comme on est souvent regroupé en famille, en habitat kangourou, ou qu’on partage un logement avec des amis, la mise en commun des réserves de bois facilite nettement la situation. Quant aux carburants et au gaz, la modestie des quantités les réservent surtout aux usages les plus indispensables : transports collectifs, travaux lourds, certains travaux des champs, réfection des routes, transport des charges lourdes, etc. Il reste néanmoins un peu de gaz en bouteille pour l’usage privé de chacun, environ une bouteille par an pour chacun.

Qu’en pense la jeunesse ? Pour elle, toute cette organisation, toute cette attention aux ressources énergétiques, en un mot, tout à ce qui assure leur mode de vie, tout cela leur paraît parfaitement normal, totalement évident. Forcément, il n’ont jamais connu autre chose. Et comme tous les jeunes, leur vie est faite de découvertes, d’expériences et de sentiments passionnés. Leur soif d’idéal, leur envie d’un monde sûr et juste, sont énormes. Ils espèrent bien pouvoir participer rapidement au gouvernement de leur chère ville.

Le progrès technique

Le monde des environnementalistes se divise en deux, ceux font confiance à l’intelligence technique et ceux qui font confiance à l’intelligence sociale. Les premiers considèrent que les techniques présentes et futures permettront d’échapper aux conséquences du réchauffement climatique, sans devoir apporter de modifications profondes à leurs modes de vie. Les seconds pensent, sous l’impulsion d’une jeunesse souvent assez lucide, qu’il appartient aux humains d’adapter fondamentalement les institutions et les modes de vie à un environnement précieux. Ils sont bien conscients de la futilité de la course à la technologie, qui ne fait qu’ajouter des problèmes aux problèmes, dans une fuite en avant suicidaire, comme madame Irma nous l’a encore montré récemment.

Ces deux groupes manifestent ensemble pour reprocher à leurs gouvernements de ne (presque) rien faire. Pourtant, s’ils se rejoignent dans l’opposition au système en place, leurs visions d’un futur désirable sont diamétralement opposées. Le débat de société s’avère indispensable pour clarifier ces positions antagonistes. Jusqu’ici, à part le tri des déchets, l’oxymorique développement durable, et la repeinte en vert de toutes les entreprises, c’est le calme plat.

Pour les partisans d’un futur technologique radieux, soutenus par l’ensemble du monde économique, les sceptiques, dont je suis, sont des déclinistes, des pessimistes, voire des catastrophistes. Pourtant, il me semble que ceux qui contribuent à la catastrophe (climatique) sont, je leur demande pardon, les vrais catastrophistes. Leur addiction à la croissance, au toujours plus, à la richesse sans limites, a fini par impacter la biosphère de manière irréversible. Ils contribuent par cela à étoffer la cohorte des pessimistes, tant l’avenir qu’ils nous préparent apparaît de plus en plus sombre au yeux d’un nombre croissant d’esprits lucides. Il fallait le dire, voila qui est fait ! Et avec le sourire.

Les bienfaits du progrès !

Il est indéniable que l’histoire de l’humanité est jalonnée de progrès techniques, dans tous les domaines. Il est tout aussi indéniable qu’un certain nombre de ces progrès techniques ont contribué à améliorer le sort des humains, leur rendant la vie moins dure, protégeant mieux leur santé, permettant l’épanouissement d’une vie sociale riche et diverse. Pourtant, les progrès techniques ne peuvent pas être infinis, croître jusqu’au ciel, et ils ne sont pas non plus sans conséquences (parfois très) négatives, à commencer par celle du changement climatique, induit par l’addiction aux énergies fossiles. Le progrès technique est comme la langue d’Ésope, tout à la fois la meilleure et la pire des choses.

Ivan Illich est l’un des premiers penseurs a avoir explicitement mis en évidence la trajectoire d’une technique nouvelle, depuis son apparition, qui soulage quelque peine ou fatigue, jusqu’à son usage tellement massif qu’elle en est devenue globalement toxique1. Selon Illich, il y a ainsi deux seuils : un premier qui laisse apparaître les bénéfices du nouvel outil, suivi, quelques décennies plus tard, par un second seuil, à partir duquel les effets négatifs apparaissent de plus en plus nettement et dominent les effets positifs. Dans une société organisée de telle manière que la croissance économique y soit obligatoire, ce second seuil est toujours franchi, quelle que soit la technique. Le système économique en vigueur, le capitalisme, ne tolère pas d’arrêt dans la croissance qui cannibalise tous les progrès techniques. Que ce soit dans le domaine de la santé, celui de l’agriculture, de la mobilité ou des télécommunications, on peut trouver de multiples exemples de ce phénomène.

Il y a certainement des désaccords pour savoir à partir de quel moment de son développement une technique devient nuisible. Par exemple, pour moi, il est déjà tout à fait clair que l’automobile a dépassé ce second seuil : émissions de CO2 qui accélèrent le réchauffement climatique ; émissions de polluants locaux qui minent la santé ; encombrement des villes qui laisse (très) peu de place aux modes de déplacement doux ; stationnement, circulation et bruit qui ont privé les rues des villes de l’essentiel de leur vie sociale ; accidents et morts, souvent jeunes, souvent innocents, lorsqu’ils traversaient la rue sur un passage (dit !) protégé par exemple. Mais je sais bien que beaucoup considèrent encore l’automobile comme une merveille absolue, qui leur procure un intense sentiment de liberté, d’indépendance voire de puissance. Et puis il y a aussi ceux, nombreux, qui me disent qu’ils ne peuvent pas faire autrement, que there is no alternative. Et ils ont raison ! Car l’urbanisme et l’aménagement du territoire ont encouragé cette forme de mobilité, jusqu’à la rendre souvent incontournable. Heureusement, Douxville a pu surmonter cet obstacle.

Le progrès technique constitue-t-il la solution aux dérèglements climatiques ? Permettrait-il de se passer de l’énergie ou, plus simplement, des combustibles fossiles. Certains le pensent, mais l’examen soigneux de l’histoire des progrès techniques laisse plutôt à penser qu’il s’agit là surtout d’une illusion, d’une bien-pensance, destinée à rassurer ceux qui considèrent que leurs modes de vie ne sont pas négociables2. Et puis, c’est tout le capitalisme qui tire et qui pousse pour qu’on aille vers plus de technique, plus de production, plus de consommation et… plus de profits. Il s’agit de convaincre ou de corrompre les gouvernants pour qu’ils adoptent des politiques industrielles ambitieuses, lancent de grands projets d’infrastructures nouvelles, et les subsidient largement.

Progrès ou innovation ?

Internet est une réalisation technique prodigieuse. Est-ce pour autant un progrès ? Rien ne se fait plus sans Internet : la correspondance, la gestion financière, l’enseignement, les soirées cinéma, les médias, le commerce, la diffusion de la musique, ou de la religion. Et le progrès (?) des objets connectés, des centaines de milliards d’objets connectés, provoque aujourd’hui une nouvelle explosion de son usage.

Internet est en passe de devenir le premier consommateur mondial d’électricité, obligeant à en produire toujours plus, peu importe comment. Tous les appareillages qui sont nécessaires au fonctionnement et à l’utilisation d’Internet ont fait du secteur industriel qui les produit un acteur majeur de l’économie mondiale, avec, là aussi, une énorme consommation d’énergie. De plus, ces techniques font un usage intensif de métaux rares, extraits par exemple de mines africaines tachées de sang, et elles sont devenues tellement miniaturisées que leur recyclage en est devenu largement illusoire. Et ce n’est probablement pas un hasard si une bonne partie de ce matériel, dont on ne sait trop que faire, tant il est devient rapidement obsolète, finit dans des décharges africaines, habitées par de misérables « recycleurs », souvent encore enfants.

Si certains s’enthousiasment de ce formidable progrès, je fais partie de ceux, pour beaucoup issus des sphères scientifiques, indépendants du monde industriel, qui s’interrogent sur le nombre d’années pendant lesquelles ce progrès peut encore se poursuivre et s’amplifier, avant un effondrement technico-économique de plus en plus probable3.

J’appellerai innovations ce type de progrès, celui qui, tel Internet, rend possible de nouveaux usages, par le moyen de nouveaux équipements. Peu importe qu’elles soient bénéfiques ou maléfiques, si ces innovations se répandent, elles ne font qu’augmenter notre dépendance aux ressources naturelles et à l’énergie en particulier.

Internet est le poste de dépenses qui a connu, au cours de ces deux dernières décennies, la plus forte hausse dans les dépenses  de consommation des ménages4. Internet n’est cependant qu’un exemple d’innovation. Il y en a bien d’autres, parfois beaucoup plus modestes, comme ces merveilleux appareils à souffler ou à aspirer les feuilles mortes ; comme les drones, qui permettent de tuer les ennemis, d’espionner les voisins ou de livrer les colis expédiés par un géant mondial du commerce en ligne ; comme les nanoparticules (de dioxyde) de titane qui donnent à nos dentifrices une magnifique couleur blanche et à nos crèmes solaires une efficacité sans pareil. Les innovations se suivent mais ne se ressemblent pas nécessairement. Certaines tombent rapidement dans l’oubli, d’autres connaissent le succès. Alors, après l’innovation, viennent les usines, les machines, les nouvelles quantités d’énergie qu’elles nécessitent, la production de masse, l’obsolescence, les déchets, que l’on dit souvent recyclés, économie circulaire oblige, mais qui ne le sont que très peu en pratique, tant ce recyclage est complexe voire impossible.

Mais il existe un autre type de progrès technique : celui qui améliore l’efficacité ou le rendement de techniques déjà connues. Faire plus avec moins, a-t-on coutume de dire, en se pourléchant déjà les babines. Ainsi, les moteurs des automobiles, ceux des camions, des bateaux ou des avions ont déjà plus d’un siècle d’histoire derrière eux. Année après année, des améliorations leur ont été apportées. Au début, les progrès ont été rapides, par la suite, ils furent plus lents et, maintenant, à l’approche des limites physiques, ils ne sont plus que marginaux, sans pour autant cesser d’exiger des budgets de développement de plus en plus colossaux. Les géants de l’automobile l’ont bien compris : ils n’ont plus vraiment d’autre solution que celle de tricher et de mentir sur les performances de leurs véhicules… Évidemment, le public s’indigne, les politiques crient au scandale. Mais, pourtant, a-t-on réellement envie de voitures qui consomment moins ? Non ! Sinon on achèterait des voitures légères (elles sont de plus en plus lourdes, au détriment de la sécurité des usagers faibles) ; des voitures avec un moteur moins puissant, moins de vitesse, moins de reprises ; des voitures qui ne sont pas équipées de l’air conditionné ou de multiples gadgets qui en augmentent la consommation.

Dans tous les domaines industriels, des améliorations d’efficacité ont été constantes, plus ou moins significatives, depuis le début de l’ère industrielle : production d’électricité, sidérurgie, industrie cimentière, chimie, etc… Les progrès d’efficacité nouveaux deviennent de plus en plus marginaux tout en exigeant des arbitrages et des compromis de plus en plus délicats, par exemple avec une dépendance croissante à l’utilisation de métaux rares. La saturation de ce type de progrès technique est un phénomène généralisé. La dernière à être entrée dans le club des techniques matures est la technique photovoltaïque.

Il faut insister là-dessus, les principes physiques à la base de toutes les techniques d’aujourd’hui, y compris le photovoltaïque, sont connus depuis plus d’un siècle. Rien de nouveau depuis. Pour rappel, la dernière découverte scientifique fondamentale en la matière date de 1905, avec la relativité restreinte. Il s’agissait du principe à la base des énergies nucléaires !

Et pour couronner le tout, beaucoup d’ingénieurs ignorent encore — ils ne devraient plus mais on ne le leur a pas enseigné — que leurs efforts, non seulement n’aident pas à diminuer la consommation globale d’énergie, mais, au contraire, contribuent à l’augmenter : plus de kilomètres parcourus et plus rapidement, des habitations plus spacieuses (par occupant), des équipements de plus en plus divers, de plus en plus nombreux, etc. Le capitalisme mondialisé s’empare de chaque progrès technique pour accroître ses profits, en poussant à des consommations nouvelles ou à des consommations supplémentaires, plus ou moins consenties. Ainsi va notre système économique.

And so what ?

La conclusion est semble assez évidente. Sans aucun combustible fossile, la technique peut certainement aider à mener une vie digne, saine et épanouissante ; à atténuer les duretés de la vie quotidienne ; à soulager des souffrances ; à vivre dans la joie et la bonne humeur. Mais il n’y aura pas de révolution technique qui permettrait de poursuivre et d’accroître, sans conséquence environnementale majeure, un mode de vie devenu définitivement insupportable. Il n’y aura pas de solution technique susceptible d’échapper à l’effondrement d’un système technique hypertrophié, essentiellement basé sur les combustibles fossiles, faute d’alternative crédible qui soit à la mesure des quantités d’énergie actuellement consommées.

Seules les techniques connues, depuis des décennies, voire des siècles, améliorables à la marge, resteront à la disposition des générations présentes et futures. Et c’est tant mieux car elles les aideront à mener une bonne vie. Mais il faudra que tous soient vigilants, qu’ils regardent les nouveaux usages, dénommés innovations, avec prudence et circonspection. En valent-ils réellement la peine ? Sont-ils réellement soutenables ?

Si aucune révolution technique n’est à la hauteur des enjeux, une révolution sociale reste néanmoins envisageable, selon moi, et très hautement souhaitable. Il s’agira de mettre en place des institutions (des règles du jeu, des lois) et un système technico-économique différent. Et c’est cela que les Douxvillois ont entrepris, en délibérant d’abord, puis en se retroussant les manches. En prenant directement leur sort en main, ils ont développé une démocratie et un mode de fonctionnement qui permettent à chacun de s’épanouir, sans pour autant détruire une Nature dont ils savent faire partie et dont ils dépendent totalement.

  1. La pensée de Jacques Ellul, inspirateur de Illich, mérite aussi un petit détour. Le court texte de Stéphane Lavignotte, Jacques Ellul : une pensée critique de la technique, en donne un bref résumé.
  2. Une idée répandue est qu’il serait possible de n’utiliser que des énergies renouvelables. L’examen illustré de cette proposition permettra d’en juger la crédibilité.
  3. Pour ceux qui n’ont pas froid au yeux, le journal Libération a publié cette tribune de Yves Cochet, président de l’Institut Momentum, par laquelle il tente bien courageusement un pronostic temporel.
  4. Un regard sur les statistiques de consommation des ménages aide certainement à prendre conscience de ce à quoi, en réalité, nous consacrons nos revenus.

La vie à Douxville (5) – Le marché

Jeudi, c’est jour de marché à Douxville. Comme d’habitude ce jour là, les rues sont bien encombrées par une foule de chalands et de curieux. Elle s’écoule lentement entre les nombreux étals qui s’alignent dans les rues du centre-ville. À tel point que les petites collisions sont fréquentes mais sans danger, la courtoisie assurant rapidement le retour de la bonne humeur.

Pour qui doit faire des courses alimentaires, trouver un vêtement, un appareil quelconque ou un outil, voire simplement pour flâner, le marché du jeudi est « the place to be« . On y croise à peu près tout le monde et on y trouve un peu de tout ! Quand ils en ont le temps, les habitants des villes voisines n’hésitent pas à parcourir les quelques kilomètres qui les séparent de Douxville, pour y acquérir un objet convoité ou tout simplement pour le plaisir de participer à cette joyeuse effervescence.

Et de l’ambiance, il y en a ! Des musiciens profitent de l’occasion pour tester leur dernière création, à moins qu’ils ne reprennent quelques mélodies connues de tous. Sur une placette, le théâtre de marionnettes captive les petits qui en oublient un instant de harceler leurs parents. Ailleurs encore on entend soudain un éclat de rire général. Le clown farceur vient encore de sévir avec un de ses courts sketchs, tantôt burlesque tantôt poétique. Et puis, pour satisfaire les fringales, il y a les nombreux stands de petite restauration et les bars de rue.

Ici, une rue entière est occupée par les étals de fruits et de légumes. Victor vend ses courgettes, ses carottes et quelques autres légumes. Tout est bio, bien sûr. Victor est très fier des variétés de légumes qu’il propose, variétés locales, très goûteuses, même si elles sont parfois fragiles et supportent assez peu d’être brutalisées. Depuis des années, il maintient ces variétés en récoltant méthodiquement les semences de ses plus beaux plants. Par dessus l’étal, Nathalie lui tend son grand sac en toile, Victor y glisse les achats en échange de quelques douros. Ce soir, il y aura une potée au menu. Tout à côté, un autre vendeur propose des œufs, des fromages, des laitages, des poules ou des lapins. Un peu de tout vous dis-je.

Plus loin, c’est la rue de la sape. Toutes les sortes de vêtements y sont exposés. Chez Caroline, une série de vêtements sont sagement alignés. Elle les a réparés et arrangés pour leur donner une élégance nouvelle. Au marché, si certains vêtements sont neufs, beaucoup sont de seconde main, quand ce n’est pas de troisième, ou plus. On peut même confier à Caroline une robe ou un pantalon pour une reprise d’un accroc, pour recoudre un ourlet ou pour remplacer une tirette. C’est dans la même rue qu’on trouve les articles et les accessoires en cuir, en toile ou en textiles divers. Les sacs en tissus sont très appréciés car ils sont facilement réparables. On en trouve de toutes les tailles, de toutes les formes et de toutes les couleurs.

Dans la rue de la brocante sont exposés des appareils de tous types, pour le ménage ou pour les loisirs. Des outillages de toutes sortes attirent le regard, en particulier celui des mâles. Il y a des outils à main ou des outils électriques, des outils pour le travail du bois, des métaux ou de la pierre. Tout au bout de la rue, se trouvent les meubles, les objets en bois ou en osier et les vanneries. De l’autre côté, ce sont des instruments de musique, des guitares ou des saxos qui attendent les doigts de leur nouveau maître, musicien en herbe ou musicien confirmé. Souvent, le vendeur a retapé ces objets avant de les proposer aux passants. La plupart du temps, il a suffit d’un nettoyage soigneux. Parfois, une petite réparation a été nécessaire, ou le remplacement d’une pièce cassée. Ce n’est qu’en dernière extrémité qu’un objet est démantelé pour en récupérer des pièces comme pièces de rechange ou pour trier les matières premières qui seront recyclées.

Pas de marché sans bouquinistes. Le papier reste une valeur sûre, plus agréable à lire qu’un écran. Les livres se conservent pendant plus d’un siècle, là où des mémoires électroniques auraient rejoint les poubelles depuis longtemps. C’est dans ces livres que les jeunes découvriront les histoires merveilleuses qui les feront rêver ou les histoires glaçantes qui les feront frissonner. Beaucoup de livres aussi assouviront leur curiosité sans limite et leur soif de savoir. Ils aiment apprendre comment on vivait avant. Les croyances de leurs parents du début du siècle les font toujours rire, que ce soit leur foi aveugle dans la technique, leur technolâtrie disent-ils, ou leur conviction bizarre qu’une croissance économique infinie était tout à fait possible. Ils se demandent bien qui entretenait tout cet imaginaire collectif alors que les évidences s’accumulaient chaque jour pour en montrer la fausseté. Les alertes de la communauté scientifique mondiale étaient chaque fois écartées par les politiciens et les industriels. Ils traitaient ces chercheurs de catastrophistes, et leur reprochaient leur manque de confiance en l’homme. Aujourd’hui, grâce à leurs connaissances toutes fraîches, ce sont les enfants qui doivent expliquer patiemment les choses de la vie à leurs parents. Il n’y a pas à dire, c’est le monde à l’envers.

Sur le marché, non seulement on vend, mais on donne aussi. Les associations et les coopératives sont bien présentes. Chacune dans son domaine, elles reçoivent ce dont des habitants n’ont plus besoin mais qui pourraient faire le bonheur d’autres habitants. Générosité et solidarité s’expriment largement, même si quelques esprits chagrins y voient des naïfs et des pigeons qui donnent à des profiteurs ou à des fainéants. Mieux vaut qu’une chose devenue inutile serve à quelqu’un d’autre plutôt que d’aller à la poubelle ou de traîner vingt ans dans une cave.

Circulations économiques

Ainsi, l’économie circulaire est la règle à Douxville. Parfois, comme le bourgeois gentilhomme de Molière, les habitants la pratiquent sans le savoir. Bien sûr, une partie des objets sont neufs. Des vêtements, des meubles et d’autres objets courants sont confectionnés par des artisans dans des petits ateliers de production. Par contre, lorsqu’ils sont un peu plus techniques, les objets sont fabriqués dans des entreprises de Douxville ou dans des entreprises d’autres villes de la région ou du pays. Chaque ville a ainsi quelques spécialités.

À peu de chose près, l’économie de Douxville est authentiquement circulaire. Les objets et machines ne sont jamais jetés mais retapés ou démontés. Les habitants peuvent réparer eux-même leurs appareils dans un des Repair Café de Douxville ou bien les confier à une entreprise qui s’en occupera. Les métaux sont soigneusement triés par espèce, fer, aluminium, cuivre, plomb ou zinc. Pour chaque métal il y a une entreprise spécialisée, à Douxville ou ailleurs, qui procède à son recyclage dans les règles de l’art. Ces entreprises produisent des tôles d’acier ou d’aluminium, du fil de cuivre, des tubes ou des tiges, bref tous les matériaux métalliques nécessaires pour refabriquer des équipements neufs. Et puisqu’il n’y a pas de croissance économique, il reste très peu d’industries minières dans le monde. Juste ce qu’il faut pour extraire les quantités nécessaires en remplacement de celles qui ont été définitivement perdues.

Les matériaux de construction sont systématiquement récupérés, les briques, les pierres, les poutres et tous les éléments sont repris par une entreprise spécialisée qui pourra les revendre. Une maison en dur n’est jamais démolie mais elle est démontée, au sens propre. Le bannissement du ciment au profit du mortier permet de récupérer assez simplement les briques et les pierres, sans les briser. Les tuiles, les poutres, les vitrages et bien d’autres éléments récupérables pourront être réintégrés dans de nouveaux projets. On n’oubliera pas non plus les membranes d’étanchéité, les tuyaux, les fils électriques, etc..

Pratiquement tout ce qu’on mange est issu de l’agriculture locale, directement ou indirectement. Afin que la terre ne s’appauvrisse pas, les déchets organiques doivent impérativement retourner à l’agriculture . Ces déchets constituent des engrais indispensables par leur apport en azote, en potassium et (surtout ?) en phosphore. Il ne peut être question du tout à l’égout ou du tout à la poubelle, il faut refermer le cycle des matières organiques. Pour y parvenir, les habitants ont adopté différentes techniques, collectives ou individuelles. Encore faut-il que les déchets organiques ne soit pas pollués par la multitude de produits chimiques que l’on avait pris l’habitude d’inclure dans tout et n’importe quoi. Aujourd’hui, les chimistes spécialisés dans les composés toxiques veillent au grain et lancent l’alerte chaque fois qu’ils détectent une anomalie.

Un marché-brocante

Même s’il est loin de voir passer tout le flux économique de la ville, le marché du jeudi est un élément important du fonctionnement de Douxville, tant pour ceux qui vendent que pour ceux qui achètent, pour ceux qui cèdent que pour ceux qui acquièrent. Chacun y trouve intérêt et agrément. Le marché représente une occasion idéale pour se procurer quelques produits frais ou pour en découvrir des légumes moins connus. On peut alors sauter sur l’occasion pour demander comment ça se cuisine et s’informer sur la meilleure recette. Le marché n’est évidemment pas la source unique de produits frais car il y a aussi ceux que l’on produit soi-même ou avec son petit groupe de compagnons maraîchers et peut-être surtout ceux que l’on peut acquérir chez un agriculteur ou dans une entreprise de production agricole.

À Douxville, beaucoup d’habitants exercent une activité rémunérée, dans une entreprise ou dans un service public, pratiquement toujours à temps partiel. Mais chacun a son tempérament et certains habitants se sentent plutôt une âme d’artisan et préfèrent exercer leur art, quel qu’il soit, de manière plutôt indépendante. Ils profitent alors du jour de marché pour écouler leur production. Par exemple, on l’a vu, la passion de Victor ce sont les légumes. Il en connaît toutes les particularités. Tout un savoir transmis par les anciens et par le conseiller de l’école supérieure d’agronomie. Il cultive avec soin un grand potager qui produit bien plus que ce dont sa famille a besoin. Grâce au marché, Victor peut écouler sa production excédentaire et se procurer ainsi l’argent nécessaire à des achats complémentaires, objets, fournitures ou services divers. Même si cela demande pas mal de travail, Victor peut ainsi faire ce qu’il aime, en toute autonomie. Contrairement à d’autres, il aime la jouer perso. Pour Nathalie aussi, réparer et retaper des vêtements, c’est sa manière de gagner l’argent pour améliorer son quotidien. Les activités artisanales sont tellement nombreuses que je ne saurais les citer toutes : fabriquer, retaper ou réparer des objets, saler, fumer, cuisiner ou conserver des aliments, coudre, tricoter, ou tisser des vêtements.

La fonction sociale du marché du jeudi saute aux yeux. Les habitants s’y croisent et s’y recroisent. Tout est sujet d’échanges ou de conversations, à propos de tout et de rien : le futur bébé, la dernière décision du conseil communal, la recette de la soupe aux topinambours ou le prochain festival de musique. C’est aussi l’occasion pour les isolés de trouver un peu de chaleur humaine et pour les paumés de recevoir quelques invendus.

Si la convivialité y est évidente, c’est particulièrement par les possibilités d’échanges divers que le marché démontre son utilité. Il est un maillon indispensable pour favoriser la circulation de biens et en permettre ainsi un usage plus long et plus durable. Il apparaît donc aussi comme une grande brocante qui permet à chacun de venir vendre ou échanger un objet dont il n’a plus l’usage. En outre, c’est aussi un lieu pratique pour donner et recevoir lorsque l’argent n’est pas essentiel.

En résumé, le marché du jeudi permet de faire circuler au mieux les objets des mains de ceux qui n’en ont plus besoin vers celles de nouveaux utilisateurs. Il permet aussi d’écouler les produits artisanaux et les petits excédents de production alimentaire. La vie matérielle des habitants en est grandement facilitée. Lieu d’échange et de débats, le marché a puissamment contribué à forger ce qu’on appelle la mentalité douxvilloise.

Ville en transition – Ungersheim

Des amis me font part de leur enthousiasme après la découverte de « Qu’est-ce qu’on attend ? », un documentaire sur Ungersheim, ville en transition. Ils me le recommandent chaudement.

De fait, le compte-rendu publié dans le journal est particulièrement positif et sa réalisatrice, Marie-Monique Robin, ne cache pas son admiration :

Le bonheur que dégagent ceux qui participent au mouvement de la Transition et que j’ai pu filmer, c’est ce qui frappe véritablement.

J’avais déjà entendu parler de ce projet de transition mais n’avais pas creusé plus avant.

Il est évident qu’une partie des habitants (ainsi que le maire) de Ungersheim sont animés de très bonnes intentions et qu’ils souhaitent sincèrement apporter leur contribution à la solution des problèmes environnementaux. En ce sens, je ne peux que les admirer et les encourager. Et j’espère bien que ce genre de démarche va se multiplier.

C’est pour alimenter la réflexion sur les villes en transition que je vous soumets ma petite analyse de coin de table, plutôt terre-à-terre. La tête dans les nuages mais les deux pieds sur terre dit-on. Et je peux aussi être un homme de chiffres, un homme de réel et de concret. Quand c’est nécessaire. 🙂

Dans ce genre de situation, je regarde d’abord deux choses :

  • La densité de population. Car une commune avec un vaste territoire pour peu d’habitants ne serait pas représentative de la situation (en Europe). Elle devrait alors venir en soutien des villes (alimentation et énergie). Ici, pas de problème. Avec 154 habitants par km², Ungersheim est proche de la moyenne européenne.
  • Le niveau (mode) de vie et de consommation des habitants. Car il est très directement corrélé  aux impacts environnementaux et à la consommation d’énergie. Quand on sait combien d’argent quelqu’un dépense, on sait combien il consomme d’énergie, directement et indirectement, car le couplage est très fort entre l’énergie et la consommation. Et quand on sait combien quelqu’un gagne d’argent, on sait aussi automatiquement combien il consomme (ou délègue la consommation à d’autres via l’épargne et l’investissement). En ce qui concerne Ungersheim, ce n’est pas triste ! L’INSEE nous en apprend beaucoup. Plus de 20.000 € de consommation par personne et par an (plus de 36.000 si on inclut la santé, l’enseignement, les administrations, …). Si toute l’énergie était produite par ce seul moyen, il faudrait, pour correspondre à cette consommation, environ 500 m² de panneaux photovoltaïques par personne (ou plus de 800 si on inclut…). Pour toute la population de la ville, il faudrait près de un million de mètres carrés de panneaux (plus de 1.700.000 si on inclut…), superficies qu’on peut comparer à celle de la centrale solaire d’Ungersheim, la plus grande centrale solaire d’Alsace, avec ses 4.000 m² ! Tout ça ne m’étonne pas du tout car ça correspond bien avec l’impression qui se dégage des scénarios d’une Europe 100% renouvelables. Mais c’est évidemment parfaitement intenable… sans combustibles fossiles ! Raison pour laquelle, Douxville a entamé une transition quelque peu différente.

Il est bon de toujours garder quelques points à l’esprit :

  • Toutes les consommations de biens et de services impliquent des consommations d’énergie. Toutes. Certaines plus que d’autres, peut-être, mais, au total, et malgré leur apparente diversité, les modes de vie des Européens sont très semblables (habitat, mobilité, télécommunications, santé, etc.) comme on peut le deviner en examinant les statistiques de consommation des ménages.
  • Tout ce qu’on gagne sert à consommer ou à épargner/investir, ce qui correspond à une autre consommation.
  • On ne peut pas diminuer son empreinte écologique sans diminuer ses revenus. Je sais, c’est incroyable et, pour notre société et nos politiciens, c’est difficilement concevable. Seuls les mouvements de décroissance, de plus en plus nombreux, sont en phase avec cette réalité physique. D’ailleurs, les communautés universitaires leur marquent un intérêt croissant.

Dans l’article du journal, je suis par exemple frappé par l’importance du mot « économie » et par le peu de compréhension attaché à ses implications économiques. On y lit des phrases comme :

  • « En 2000, Ungersheim était pionnière en chauffant sa piscine municipale exclusivement au moyen de panneaux solaires. Depuis, un éco-hameau est sorti de terre, composés de neuf maisons passives aux murs de bois, à l’isolation de paille et à la toiture en cellules photovoltaïques. »
  • « (…) la distribution de l’eau a été reprise en régie municipale, faisant baisser le prix de 10 %. »
  • « Depuis 2005, la commune a réalisé plus de 120.000 euros d’économies, n’a jamais augmenté les impôts locaux (…) »

La préoccupation économique saute aux yeux. Pourtant, quand on fait des « économies« , parce qu’on isole sa maison ou chauffe sa piscine avec des panneaux solaires, on dispose de cet argent économisé pour effectuer d’autres dépenses et donc consommer de l’énergie autrement. Ce n’est donc pas une diminution de la consommation d’énergie mais un transfert de consommation. Une école m’expliquait par exemple que grâce aux économies de chauffage ils avaient pu acheter des tablettes pour les élèves. Donc : transfert. On parle souvent d’effet rebond ou d’effet de revenus. Idem quand on n’augmente pas les impôts locaux. Les habitants gardent donc plus d’argent à dépenser ailleurs.

Et pour les curieux, il y a aussi un article sur la démarche de Ungersheim sur l’excellent site reporterre.net !

Encore une fois, mon seul objectif est d’apporter des éléments de réflexion au débat, pas du tout de critiquer une démarche que je soutiens clairement. Je suis d’autant plus intéressé par l’expérimentation d’Ungersheim que cette petite ville ressemble fort à Douxville : même population, même étendue et (surtout ?) même envie de trouver une voie combinant le bien vivre dans une société conviviale avec une préservation réelle de l’environnement.

Économie circulaire

Depuis la nuit des temps, la vie sur terre s’est organisée au sein de grands cycles naturels, alimentés par une combinaison de mécanismes biochimiques, géochimiques et physiques. Il y a les cycles de l’oxygène, du carbone, de l’azote, du phosphore et d’autres encore. Il y a les grandes circulations planétaires, le cycle de l’eau, les courants marins, les mouvements de l’atmosphère. La végétation capture le CO2, stocke du carbone et émet de l’oxygène. En fin de vie, avec l’aide de bactéries, les déchets végétaux et animaux sont transformés en humus qui permet la croissance de nouvelles générations de végétaux. Et comme c’est la règle pour toutes les transformations, ces cycles doivent être constamment alimentés en énergie. Essentiellement l’énergie du soleil.

Jusqu’au XIXe siècle, la vie matérielle de nos aïeux était elle aussi organisée de manière très circulaire. Les matériaux des bâtiments en ruine, pierres ou poutres, étaient systématiquement récupérés pour les intégrer dans de nouvelles constructions. Les déchets organiques étaient à la base de multiples produits, colles ou bougies par exemple. Les excréments humains et animaux étaient systématiquement récupérés pour fertiliser les champs. Tout n’était pas parfait mais nos aïeux étaient plutôt pragmatiques et gaspillaient assez peu car ils trouvaient des usages à tous ces restes. Ensuite sont apparus les combustibles fossiles. Et ils ont complètement changé la donne. Une croissance économique soutenue, une production de plus en plus massive de biens de toutes natures soutenue par un développement majeur des infrastructures a été enclenchée après la 2e guerre mondiale. L’obsolescence de plus en plus rapide et le tout à la poubelle sont devenus la règle. Lorsque les décharges sont saturées dans les pays du nord, les incinérateurs prennent alors le relais et les déchets les plus « ennuyeux » sont souvent exportés vers des décharges dans les pays du sud.

Pour de cette gabegie, l’idée d’une économie circulaire est (re)devenue très à la mode et fait l’objet d’un buzz intense. Tant les entreprises qu’une bonne partie des environnementalistes l’adoptent avec enthousiasme. On se souvient qu’il en avait été de même il y a 30 ans avec l’oxymorique concept du développement durable. Les motivations des uns (les entreprises) et des autres (des environnementalistes) sont cependant bien différentes. Pour les entreprises l’économie circulaire doit faciliter la poursuite de la croissance économique en ouvrant de nouvelles perspectives de business grâce à une nouvelle organisation qui permet de faire « tourner » de plus en plus vite des produits en quantités toujours plus grandes. Avantage supplémentaire, l’image des entreprises s’en trouve toute verdie. Pour les environnementalistes, l’économie circulaire permettrait néanmoins de réduire l’impact des activités humaines sur l’environnement et constituerait une solution partielle ou totale au problème climatique.

Il y a cependant une différence nette entre la circularité dans la nature, celle pratiquée par nos aïeux et l’économie circulaire promue aujourd’hui par le monde économique et le monde politique. Cette dernière, incarnée par la Fondation Ellen Macarthur, rencontre un grand succès dans les programmes des partis politiques et dans la communication des géants de l’économie. Selon ses tenants, cette organisation circulaire est bonne pour l’environnement, bonne pour l’économie, bonne pour la croissance et bonne pour l’emploi. Le concept moderne avait été formalisé à la fin des années 1980 par le chimiste allemand Michael Braungart et l’architecte américain William McDonough puis propagé à travers leur livre du berceau au berceau.

Les deux premiers modes de circularité, le mode de la nature et celui de nos aïeux, sont à peu près pérennes, le dernier par contre, le mode « moderne », reste dans la droite ligne de la catastrophe environnementale qui pointe le nez. Pour distinguer le bon grain de l’ivraie, deux théoriciens ont proposé d’exprimer la différence en parlant d’une économie circulaire de croissance en contraste avec une  économie authentiquement circulaire1.

Économie circulaire de croissance

L’économie circulaire aime les mots en ‘R‘ : réutiliser, réparer, recycler, refabriquer. Elle conseille chaque entreprise sur les meilleurs moyens d’optimiser les flux de matières qui la traversent. Pas de pertes, pas de gaspillages. Au centre de l’économie circulaire se trouve la recherche systématique d’une utilisation des déchets comme matières premières permettant d’autres productions. Il s’agit d’une stratégie gagnant-gagnant. Moins de déchet, c’est bon pour l’environnement. Utiliser des déchets plutôt que des matières premières nouvelles, c’est plus économique pour l’entreprise. Tout ça permet des prix de vente plus faibles et des dividendes plus élevés. De quoi réjouir tout à la fois l’actionnaire et le client.

Trois difficultés rendent cependant ce projet largement inopérant du point de vue des impacts sur l’environnement et le climat.

Tout d’abord, l’énergie n’est absolument pas recyclable car elle perd inexorablement son potentiel utile. Exergie serait d’ailleurs le mot à utiliser dans ce cadre, comme le savent bien les spécialistes de l’énergie. Par conséquent, dans une économie circulaire, à chaque ‘tour de manège’, il faut renouveler l’apport d’énergie. Le problème devient insoluble quand il faut, croissance économique oblige, que les flux de matière soient de plus en plus importants à chaque ‘tour’ et que la machine à recycler tourne de plus en plus vite. La consommation mondiale d’énergie étant très largement dominée par les combustibles fossiles, on voit bien qu’il n’est pas question d’échapper au changement climatique grâce à une économie circulaire de ce type. Et à ceux qui penseraient, contre toute évidence, que les énergies renouvelables pourraient remplacer les combustibles fossiles sans entraver la croissance économique, je propose qu’on les prenne au mot et qu’on arrête immédiatement d’extraire des combustibles fossiles ce qui aurait l’avantage gigantesque d’arrêter automatiquement la dégradation du climat tout en donnant un coup de fouet extraordinaire aux énergies renouvelables.

Ensuite, la matière n’est que partiellement recyclable. Un premier obstacle du recyclage des métaux est celui des ‘usages dispersifs’. Grâce au progrès, on incorpore des métaux dans un nombre croissant de produits dont par exemple les peintures ou les cosmétiques. Ces métaux ne sont évidemment pas récupérables. Grâce aussi aux efforts en recherche et développement, on produit aujourd’hui une grande variété d’aciers spéciaux, incluant chacun de petites quantités d’espèces métalliques très diverses. Le recyclage d’un wagon de ces aciers spéciaux ne peut plus donner qu’un acier mixte, contenant un peu de tout, et qui ne pourra servir qu’à des usages communs, de fer à béton par exemple2. C’est un peu comme avec du café au lait sucré. Difficile d’imaginer que l’on puisse en dissocier ensuite les trois composants pour les recycler séparément. Idem pour les plastiques. Les industriels utilisent tellement d’additifs divers et variés pour obtenir des performances « exceptionnelles » qu’ensuite, tout mélangé, le plastique recyclé obtenu peut encore juste servir à produire quelques objets grossiers, des bancs publics par exemple.

Enfin, vu du point de vue de l’économie dans son ensemble (la macroéconomie) les choses ne sont certainement pas plus roses. Si l’économie circulaire permet de faire baisser les prix de vente et d’augmenter les dividendes, les conséquences macroéconomiques en sont inévitables. Un dividende plus élevé pour l’actionnaire lui permet d’augmenter sa consommation ou, pire, de réinvestir dans de nouvelles productions qui alimenteront la croissance future. Un prix de vente plus faible augmente le pouvoir d’achat des consommateurs qui peuvent reporter cette économie sur de nouvelles consommations. On connaît tous ça, l’économie de chauffage réalisée grâce à une meilleure isolation de la maison qui permet un minitrip à Venise. Ainsi va la croissance économique. Les progrès techniques ne servent pas à diminuer la consommation globale mais, au contraire, à l’augmenter et, en particulier, à augmenter une consommation d’énergie déjà très problématique. C’est l’effet rebond, bien connu des macroéconomistes et, de plus en plus souvent, des citoyens.

Économie authentiquement circulaire

Une économie authentiquement circulaire est une économie capable de maintenir indéfiniment une production stable de tout ce qui est nécessaire aux humains. Comme on parle de permaculture, on a proposé de parler de perma-circularité. Cette économie ne doit transformer que des ressources naturelles renouvelables ou des matières recyclées. Afin de garantir un horizon de production pratiquement indéfini, cette économie doit respecter quelques principes de base qui concernent la matière, l’énergie et la croissance.

  • L’essentiel des matières premières provient du recyclage. L’appoint en ressources non-renouvelables doit rester à l’extrême marge. De nouveaux minerais ne sont extraits qu’avec grande parcimonie. Priorité est donnée au lent et soigneux retraitement des rebuts des anciennes mines qui contiennent encore des quantités appréciables de métaux divers.
  • Pour transformer les déchets en matières premières puis en nouveaux produits, cette économie doit ne dépendre que d’énergies renouvelables et exclure les énergies fossiles. La disponibilité de ces énergies renouvelables est un facteur limitant décisif. Et comme tout recyclage consomme de l’énergie, à la mesure des transformations effectuées, la circularité se doit être lente.
  • Enfin, cette économie ne peut s’accommoder de la croissance économique car aucune croissance matérielle ne peut durer indéfiniment et que tous les indicateurs établissent que le niveau soutenable est déjà (très) largement dépassé dans les pays développés. Après deux siècles de progrès techniques constants dans les processus de production, les progrès futurs d’efficacité énergétique seront marginaux. Cette économie suppose donc que l’on réussisse à extirper de l’organisation économique les facteurs sociaux qui tendent structurellement à imposer la croissance économique.

À la cohorte de mots en ‘R‘ de l’économie circulaire de croissance, le passage à l’économie authentiquement circulaire impose des ajouts. Le premier, Réduire, apparaît de plus en plus souvent dans les définitions discutées et disputées de l’économie circulaire. À celui-ci, il me semble nécessaire d’en ajouter un second, Ralentir. Même s’il peut être inclus dans le premier en tant que ‘réduire la vitesse’, il permet de mieux distinguer l’aspect statique de l’aspect dynamique.

Aller toujours plus vite a permis de faire toujours plus de kilomètres. On a fait des autoroutes et des trains à grande vitesse. On s’est mis à habiter plus loin de son lieu de travail, à parcourir chaque jour un nombre croissant de kilomètres, consommant plus de carburant, plus de pneus, plus de freins et plus de véhicule. Aller toujours plus vite a permis d’envoyer des messages plus rapidement, de joindre un correspondant plus vite et plus souvent. La consommation d’électricité des télécommunications explose et la fabrication des téléphones portables tourne à plein régime car il faut renouveler toujours plus fréquemment ces appareils de communication de plus en plus performants.

Dans une économie authentiquement circulaire, on réduit les quantités et on réduit les vitesses. Moins stressés par la course à la consommation, on peut diminuer la quantité d’argent nécessaire à la soutenir. On peut donc réduire le temps de travail rémunéré. On peut prendre plus de temps pour se livrer à ses hobbys. On peut consacrer plus de temps à l’amour, à sa famille et à ses amis, à l’art et à la culture, au rêve ou à la méditation. La jeunesse peut se remettre à rêver d’un avenir serein.

  1. Arnsperger Christian, Bourg Dominique, « Vers une économie authentiquement circulaire. Réflexions sur les fondements d’un indicateur de circularité », Revue de l’OFCE, 2016/1 (N° 145), p. 91-125.
  2. Bihouix Philippe, « Matérialité du productivisme », in Sinaï Agnès (sous la dir. de), Penser la décroissance, Paris : Presses de Sciences Po, 2013.

La vie à Douxville (4) – Habiter

Aujourd’hui, Sylvie, Mehdi et leurs deux enfants accueillent un ami de passage dans leur petite maison sise non loin du centre-ville. L’aspect extérieur en est très avenant et, à l’intérieur, ça paraît plutôt cosy, si l’on fait bien sûr abstraction de l’obligatoire désordre familial.

Maison aux arrosoirs
Rougemont-le-Château

La façade est assez particulière. Il y a cinq ans, en remplaçant l’isolation, ils en ont complètement modifié l’aspect. À l’aide d’un artisan ils ont composé une petite œuvre d’art à laquelle même les enfants ont tenu à mettre la main. Cette façade présente des formes harmonieuses, des couleurs originales et des éléments décoratifs surprenants. La plupart des habitants sont très fiers d’être à l’origine de cette particularité de Douxville : on peut s’y promener comme si on visitait dans une galerie d’art. Et puis aussi, chacun prouve ainsi à ses voisins combien il est habile et artiste. Excellent pour l’ego !
La maison est déjà ancienne. Elle a plus d’un siècle. Mais si la structure d’origine a pour l’essentiel été conservée, de nombreuses petites améliorations ont été apportées. L’isolation est soignée tout en étant réalisée avec des matériaux ordinaires. Le double-vitrage est quasiment le seul élément technique « importé ». Bon c’est sûr, c’est pas Versailles, mais chacun à son coin de repli. La salle de vie est aussi le lieu où l’on cuisine. En hiver, un poêle y diffuse une douce chaleur. C’est là que chacun vient s’installer pour lire, écrire ou simplement bavarder ou rêvasser. En été, c’est différent. Beaucoup de voisins s’installent confortablement sur la rue, devant leur maison. Tous ces mouvements de chaises et de tables créent une joyeuse animation qui plaît particulièrement aux enfants. À l’heure de l’apéritif, on lance volontiers une invitation. Après le repas, il n’est pas rare qu’on fasse un peu de musique.

Si la plupart des habitations sont d‘anciens immeubles transformés et améliorés, quelques projets de construction « neuves » voient le jour. Les habitats qui en résultent sont particuliers sur de nombreux aspects. Basés sur les principes de l’architecture régénérative, ils sont parfois mobiles ou pensés pour être aisément démontables.

D’autres habitants ont choisi de leur côté de mettre en commun certains équipements ou espaces. En réarrangeant une série d’anciennes maisons mitoyennes ils ont tout à la fois créé un plus grand nombre de logements et mis en place des espaces indispensables à leur quotidien : un atelier de travail manuel, une salle de fête, un fumoir à aliments … Ces mises en commun à géométrie variable permettent effectivement de faire plus avec moins. Comme il ne faut pas multiplier les équipements on peut se permettre qu’ils soient plus efficaces et plus durables. La consommation d’énergie pour le chauffage en est également réduite. Ces regroupements rendent aussi la solidarité plus simple et favorisent naturellement différentes formes de vie sociale. Les enfants adorent. Par contre, cette plus grande proximité rend aussi plus pénibles les désaccords et les tensions entre ceux qui ne s’apprécient pas mutuellement. Les déménagements n’y sont pas rares.

Huile de coude

D’une manière générale, les habitants entretiennent et améliorent leur logement en utilisant des matériaux issus de ressources locales et, si possible, renouvelables. Ils les achètent par exemple auprès des coopératives de valorisation de sous-produits agricoles. Le bois (ossature, chassis…), la paille (isolation…), et la terre (enduits…) sont les matériaux privilégiés. Ces techniques ne sont pas vraiment nouvelles (la maison Feuillette date de 1920 !) mais les études menées au début du siècle et l’expérience acquise par les artisans ont permis de mieux les maîtriser et d’améliorer encore leur longévité.

Maison Feuillette
1920 – 2013

Finis donc le béton et le ciment, grands émetteurs de CO2, finis les traitements avec des produits chimiques toxiques qui relâchent leurs molécules dans la maison pendant des décennies. Mais s’il est vrai que cet habitat est meilleur pour la santé, son entretien est aussi plus exigeant. Après quelques années, il ne faut pas hésiter à retoucher les enduits les plus usés ou à ré-imprégner d’huile les boiseries les plus exposées.

En plus des produits « naturels », beaucoup de matériaux proviennent également de récupérations ou de recyclages. Ils sont prélevés dans le stock de matériaux que la communauté a constitué au fur et à mesure des déconstructions qui se sont opérées sur son territoire. Cette pratique a vu l’émergence de nouvelles filières et de nouveaux métiers qui n’existaient pas encore il y a 50 ans. Toutes les membranes synthétiques, totalement étanches à l’eau, sont soigneusement récupérées. Il en est de même des briques, des pierres, des tuiles et des boiseries. Une coopérative de Douxville, « les compagnons valoristes« , permet de vendre ou d’acheter ces différents matériaux de récupération. Elle peut aussi fournir des conseils, prêter de l’outillage ou effectuer les travaux. C’est spontanément l’endroit auquel on s’adresse pour tout ce qui concerne l’habitat, deuxième besoin fondamental après l’alimentation.

Normes et règles

Il y a quelques années, les habitants ont longuement discuté pour savoir s’il appartenait plutôt aux autorités de décider de ce qui est bon pour les gens ou bien s’il leur appartenait à eux, en tant que citoyens, de garder le contrôle de ce qui est bon pour leur épanouissement, un peu dans l’esprit des capabilités de Amartya Sen. Ils avaient été effrayés par l’énormité des contraintes jadis imposées pour concevoir et transformer un logement. Chaque administration et chaque service de l’État avait fait passer des normes et réglementations pour fixer telle ou telle facette de l’habitat. Bien entendu toujours dans le souci officiel du bien-être des occupants mais en prêtant toutefois une oreille très, très attentive aux lobbyistes des industriels du bâtiment qui prodiguaient généreusement leur expertise et leurs recommandations. Les habitants ont été effrayés par l’énormité de l’énergie que leurs prédécesseurs consacraient à édicter et faire appliquer ces règles. De plus, pour observer ces prescriptions, auxquelles on n’adhérait pas nécessairement, il fallait consommer de l’énergie et des ressources. Ne disposant pas de beaucoup de ressources naturelles et d’énergie, ils ont donc finalement opté pour une simplification majeure des règles et normes imposées à l’habitat.

Aujourd’hui, en 2048, les habitants qui souhaitent aménager leur logement, individuellement ou en collaboration avec leurs amis, peuvent s’appuyer sur des recommandations que la collectivité prodigue sur demande via ses conseillers. Celles-ci sont simples et minimalistes, elles visent surtout à ne pas nuire aux autres et à ne pas nuire à l’environnement. En cas de désaccord avec les voisins, le référent de quartier propose une solution de conciliation. Et en cas de désaccord persistant, le conseil des sages tranche. Ce sont des humains qui apprécient la situation et non plus des textes réglementaires contraignants.

Peu de normes et de règles permet de remettre le citoyen au centre du jeu. Se faire conseiller est très différent que de se faire imposer, et comme chacun peut postuler pour le rôle de conseiller, un mandat de deux ans non renouvelable, chacun met un point d’honneur à favoriser le bien commun. Cet énorme effort pour simplifier les règles et rendre leur application plus négociée a permis d’imaginer des logements plus sobres en matériaux et en énergie. Finalement, le résultat correspond mieux aux envies et moyens de leurs occupants. Cette simplification a également contribué à diminuer la charge de travail des administrations, permettant aussi aux fonctionnaires de ne consacrer que deux jours par semaine à leur travail rémunéré. Le plus étonnant c’est que les habitants parlent de Douxville en disant « notre Ville », comme si l’allègement des règles communes les avait rendus plus responsables du bien commun.

L’entreprise du futur

L’entreprise est au centre de la vie économique contemporaine. Pratiquement toutes les choses que nous consommons ou utilisons dans notre vie quotidienne sont produites par une entreprise. Ou, plus précisément, par un enchevêtrement d’entreprises, petites, grandes ou gigantesques. C’est dire si cette chose très courante qu’on nomme entreprise, mérite que l’on s’y intéresse. Car quoi qu’on en pense, elle reste bien mal comprise. En effet, il y a un grand écart entre l’entreprise vue comme objet social et l’entreprise vue comme objet de droit. Examinons ça de plus près.

L’approche sociologique

Une définition qui en vaut une autre serait : « Une entreprise est une collaboration humaine dont la finalité est la production de biens et services destinés à répondre aux besoins des personnes« . Ce genre de collaboration existe depuis la nuit des temps. La production directe pour soi ou pour sa famille (l’auto-production) devient rapidement trop difficile lorsque le processus de production se complexifie un tant soit peu. Un même individu peut difficilement assurer tous les rôles dans une production. Tout naturellement des humains se sont associés pour produire plus efficacement.

Dans le fonctionnement de l’entreprise, les analyses les plus courantes identifient deux groupes sociaux principaux : les travailleurs et les patrons. S’y ajoutent parfois les consommateurs, les actionnaires (ou les propriétaires) et, beaucoup plus rarement, les voisins, ceux qui subissent les externalités négatives impactant leur environnement.

Dans le contexte de notre réflexion, les groupes d’intérêts devraient être :

  • Les consommateurs ou utilisateurs, ceux à qui la production est destinée. En principe, la production est censée répondre à certains de leurs besoins. Cette prétention peut et doit cependant faire l’objet de multiples réflexions et critiques. L’expression des besoins devrait être un premier élément déterminant d’une analyse sociologique de la production. Il faudra y revenir.
  • Les travailleurs, ouvriers, employés ou cadres, qui consacrent une part importante de leur activité (et de leur vie) à assurer le bon fonctionnement de l’entreprise. Le travail peut être épanouissant ou abrutissant, selon le cas. Il reste cependant un élément déterminant de la reconnaissance sociale et de la dignité humaine.
  • Les actionnaires ou propriétaires qui mettent à disposition les moyens financiers et les moyens matériels indispensables à la production. Les intentions de ces investisseurs peuvent être très variables, souvent fondamentalement différentes selon la taille de l’entreprise concernée, depuis la petite entreprise jusqu’à la multinationale.
  • Les voisins, les impactés et les générations futures, tous ceux qui subissent les nuisances de la production, qu’elles résultent de l’extraction des ressources naturelles, du rejet des déchets ou de toute autre conséquence néfaste de la production. En un mot, il s’agit de tous ceux qui subissent aujourd’hui et subiront à l’avenir les conséquences des dégradations de l’environnement.

Bien entendu, un même individu peut appartenir à plusieurs de ces groupes d’intérêt. C’est d’ailleurs plutôt la règle dans les (très) petites entreprises car leur fonctionnement est souvent de type familial et souvent empreint d’une bonne dose de paternalisme. L’intérêt général y est assez souvent naturellement rencontré car ces petites entreprises restent encastrées dans la société (pour reprendre l’expression de Karl Polanyi). Par contraste, dans les très grandes entreprises, multinationales et transnationales, les différents groupes d’intérêts sont complètement détachés les uns des autres, s’ignorant en général complètement. Notre analyse s’intéresse donc plus particulièrement à ce dernier type d’entreprises car, dans leur cas, les conflits entre l’intérêt privé et l’intérêt général semblent inévitables. Avec des conséquences souvent énormes sur la santé, sur la nature, et en général sur la vie de milliers (ou de millions) de personnes.

L’approche juridique

Pour le droit, aussi étonnant que cela puisse paraître, l’entreprise n’existe tout simplement pas. « L’entreprise est un impensé juridique » dit Blanche Ségrestin, professeur en sciences du management à Mines ParisTech1. S’il existe des code du travail, du commerce ou de l’environnement, point de code de l’entreprise ! Ce qui existe en revanche dans le droit, ce sont les personnes physiques et les personnes morales2. N’étant pas une personne physique, l’entreprise est donc une personne morale. Et la forme juridique la plus courante adoptée par les acteurs dominants de l’économie est celle de « Société anonyme » aussi dite « Société de capitaux » (limited company). Ces sociétés sont donc des associations d’actionnaires. N’étant pas personne physique, la personne morale peut croître sans limites et survivre indéfiniment. De plus, elle n’éprouve ni émotions ni sentiments.

C’est en raison du caractère absolu du droit de propriété que les détenteurs du capital, les actionnaires, sont les seuls propriétaires de l’entreprise. Par là, ils en ont le contrôle exclusif. C’est l’Assemblée Générale (AG) des actionnaires qui nomme les membres du Conseil d’Administration (CA). Il appartient à ce dernier de fixer la stratégie de l’entreprise et d’en désigner la direction générale. De ce point de vue, l’entreprise représente donc exclusivement l’intérêt des actionnaires car elle fixe sa stratégie selon leur volonté. Bien entendu, les États édictent beaucoup de règles que doivent respecter les entreprises. Ces règles concernent le travail, l’environnement, les taxes et les impôts et encore bien d’autres domaines. Il n’empêche que les entreprises sont libres de débaucher, de délocaliser ou de fermer si, pour les plus grandes d’entre elles, elles n’arrivent pas à influencer les gouvernements dans un sens qui leur convient. Les médias en témoignent chaque jour.

L’intérêt général

Le rouage principal de l’économie d’aujourd’hui, l’entreprise, a donc été inventé de manière à ne représenter que l’intérêt de la catégorie des propriétaires. La raison pour laquelle il en est ainsi est probablement à rechercher dans la composition des assemblées législatives au moment où, dans le courant du XIXe siècle, les fondements des lois sur les sociétés ont été établis. Le droit de propriété y revêt un caractère tellement absolu qu’il n’a pu que prendre le pas sur la plupart des autres droits humains. Il n’y a pourtant pas d’obligation philosophique ou morale à ce qu’il en soit ainsi. Je m’en réfère pour cela au philosophe Axel Gosseries qui a abordé cette question dans les pages ‘Entreprise‘ d’un quotidien belge : « L’actionnaire : (seul) copropriétaire ?« 3. Au final, seuls les rapports de force sociaux entre l’élite et le reste de la population ordinaire ont été à l’origine de cette situation. Elle reste pour moi une étrangeté peu compatible avec le projet de Douxville.

L’intérêt général reste donc le parent pauvre de la machinerie économique mondialisée d’aujourd’hui. Différents auteurs, Niko Paech par exemple, plaident pour une réorientation des objectifs des entreprises. Très peu d’entre eux expliquent cependant comment y parvenir, comment convaincre les actionnaires de voter dans le sens de l’intérêt général. Les propositions me semblent la plupart du temps simpl(ist)es, pour le dire gentiment. Celle de Michel Dubois par exemple : « Les entreprises devront être stimulées, non pas pour accroître leur retour sur investissement à court terme , mais pour agir dans l’intérêt collectif selon des projets à moyen et à long terme4 » Mais n’est-ce pas là ignorer qu’il n’y a pas de gène de la morale ou de l’éthique dans l’ADN des entreprises. Ainsi que l’a très bien explique André Comte-Sponville, l’entreprise est tout simplement « a-morale », et non pas immorale, dans le sens où l’ordre moral est distinct de l’ordre économique (ordre techno-scientifique) et de l’ordre juridico- politique5. L’entreprise n’est donc pas à la recherche de l’intérêt général mais agit, tout naturellement, dans l’intérêt de ses actionnaires. Et ces derniers, singulièrement dans les grandes entreprises, les multinationales et les transnationales, ne représentent certainement pas l’intérêt général.

Mais alors, à qui appartient le rôle de représenter l’intérêt général dans les entreprises ? Une proposition classique confie cette fonction à l’État. Ceux qu’on nomme (ou nommait ?) les « services publics » sont un bon exemple de cette option. Est-ce pourtant une panacée ? Toute entreprise doit-elle être « d’État« , comme cela est le cas dans différents États communistes ? Je ne le pense pas. Pour deux raisons.

  1. Les humains sont ainsi largement dépossédés d’une liberté fondamentale, celle d’organiser eux-mêmes leur vie matérielle. Parmi les besoins fondamentaux, il y a le besoin de se sentir maître de sa vie et de pouvoir la mener selon ses valeurs, le plus souvent en lien étroit avec sa famille et en interaction forte avec son (ses ?) groupe social.
  2. La complexité du fonctionnement de l’économie est telle qu’il est pratiquement impossible d’anticiper les conséquences d’une décision économique globale. Il est devenu illusoire de planifier les choses comme si l’État constituait une entreprise unique. Il est préférable de s’appuyer sur une multitude d’entreprises dont les choix différeront et mèneront parfois au succès et parfois à l’échec. Comme dans la nature, c’est la diversité des réponses qui permettra la sélection naturelle (?) des plus adaptées. Ce qui compte réellement, c’est que les différents groupes sociaux soient aux commandes de l’entreprise car ce sont bien eux qui, collectivement, représentent l’intérêt général.

Douxville

Pendant deux décennies il y eut d’énormes débats autour du contrôle des entreprises. Les propriétaires étant bien sûr peu enclins à céder une partie de leurs droits. Des élections chahutées se sont succédé un peu partout dans le pays et dans les pays voisins. Finalement, le législateur nouvellement élu a rédigé une loi sur les entreprises. Cette loi impose simplement à celles-ci de se doter d’un conseil d’administration (CA) composé paritairement des représentants des consommateurs (les clients), des travailleurs, des investisseurs (les actionnaires) et de l’environnement (les voisins, les associations environnementales, les générations futures). Volontairement, dans un souci d’échapper aux coût de la complexité, la loi n’a pas été beaucoup plus détaillée dans son contenu. En cas de litige sur son interprétation, le compte-rendu des débats permettra aux juges de comprendre les intentions du législateur ce qui permettra d’établir progressivement une jurisprudence adaptée aux circonstances. Savoir qui étaient les représentants légitimes de ces groupes d’intérêt et mettre au point des procédures de nomination a encore demandé une bonne dose d’imagination. Les choses se sont faites progressivement, avec de multiples variations sur les manières de faire.

Ainsi, finalement, en 2048, les différentes entreprises de Douxville ne fonctionnent pas très différemment des petites entreprises traditionnelles. Ce qui a changé, c’est que les orientations stratégiques de l’entreprise ainsi que la désignation de l’encadrement sont aux mains d’un CA qui devra bien trouver un compromis entre les différents intérêts.

  • Les représentants des consommateurs plaideront pour des produits qui répondent à leurs attentes. Que les biens d’équipement soient utiles, durables et réparables. Que les produits alimentaires soient bons et sains. Et que les prix restent raisonnables.
  • Les représentants des travailleurs plaideront pour une ambiance de travail humaine et agréable. Que le travail ne soit ni trop pénible ni trop stressant. Et que le salaire leur permette de vivre décemment.
  • Les représentants des actionnaires plaideront pour que leur investissement soit respecté. Que les équipements soient correctement entretenus. Et que des dividendes raisonnables leurs soient versés.
  • Les représentants de l’environnement plaideront pour que l’air, l’eau et la terre soient respectés. Que les déchets non biodégradables soient proscrits. Que les alentours de l’entreprise soient respectés. Que les bâtiments s’inscrivent harmonieusement dans un paysage largement préservé.

Les discussions au CA sont parfois dures. Bien des entreprises nouvellement créées se sont rapidement perdues dans des chamailleries sans fin. Mais, petit à petit, les entreprises qui n’ont pas ainsi disparu ont trouvé un mode de fonctionnement qui leur permet d’être efficace. La plupart des entreprises sont maintenant nommées « entreprises coopératives » ou « coopératives » pour bien mettre l’accent sur leur volonté de collaboration humaine. Elles sont un peu les descendantes de ce qu’on appelait économie sociale et solidaire à la fin du XXe siècle ou les ateliers sociaux au milieu du XIXe. Elles sont toutefois plus nettement tournées vers l’avenir car elles ont largement pris en compte les impératifs environnementaux en complément des préoccupations sociales.

  1. Hatchuel, A., & Segrestin, B. (2012). Refonder l’entreprise. Paris, Seuil, »La République des idées ».
  2. J’ai toujours été amusé qu’on qualifie ainsi une chose qui n’est ni une personne et dont la moralité peut à tout le moins être interrogée !
  3. Lire aussi : La propriété peut-elle justifier la primauté actionnariale ?, 2012, du même auteur.
  4. Dubois, M. J. F. (2016). Vivre dans un monde sans croissance: Quelle transition énergétique?. Desclée De Brouwer. p. 259.
  5. André Comte-Sponville, « Le capitalisme est-il moral », Albin Michel 2006.

La vie à Douxville (3) – Cultiver

Revoilà enfin le printemps ! Comme chaque année, c’est une joyeuse mobilisation, un même branle-bas le combat dans les potagers et les champs de Douxville. Il faut semer, semer et encore semer. Semer sous abris, semer dans les potagers et semer dans les champs. Beaucoup de monde dans la campagne environnante, quelques engins agricoles et quelques animaux de trait pour les travaux lourds. Chaque année c’est la même joie et la même fête avec le retour des bourgeons.

L’école aux champs

Les enfants ne sont pas les derniers à déposer des petites graines dans des mottes toutes prêtes. Dès leur plus jeune âge, ils se familiarisent avec l’agriculture, cette activité essentielle qui leur permet de faire pousser les choses qu’ils aimeront manger ! À dix ans ils connaissent déjà les détails de l’agroécologie et de l’agroforesterie. Ils savent que tous les déchets du vivant sont des fertilisants précieux, même les déchets des animaux et des humains. Bien traités, ils enrichiront les cultures et garantiront de belles récoltes. Plus besoin de gaz ni de pétrole pour synthétiser des engrais. Ils savent reconnaître les semences de courgette, de laitue ou de blé et ils ont activement participé à la récolte soigneuse des graines l’an passé. En 2048, il n’y a plus de catalogue officiel des semences autorisées à la vente, plus de monopole jalousement couvé par les industries semencières. Les « variétés anciennes » sont ressorties des tiroirs et chacun peut récolter, sélectionner, donner ou vendre les semences qu’il veut. Cette liberté a permis le retour d’une très grande variété de légumes, adaptés aux différents sols et aux différents climats, foi de chercheur en agronomie. Au début du siècle, l’uniformisation des variétés de céréalières avait fait oublier le goût du vrai bon pain. Maintenant, on l’a retrouvé. Miam !

Loin de négliger l’école, les activités potagères permettent aux enfants de démontrer tout leur savoir faire en écriture et en calcul, toutes choses apprises en classe. Mesurer la longueur des lignes, la surface des bandes, calculer le poids de semences nécessaires, peser les semences puis noter le tout dans le grand cahier des semis, mémoire de leurs petits et grands succès. Guidés par un agronome aguerri et pédagogue, les jeunes découvrent aussi le monde du vivant , les genres et les espèces, la sexualité végétale et quelques mots bizarres comme les cotylédons (mono- ou di-). Ils comprennent l’importance des cycles de l’oxygène, de l’eau, du carbone, de l’azote ou du phosphore. Ils découvrent que tout interagit avec tout dans un écosystème qui abrite plantes, animaux et … humains. Tout est très clair pour eux : préserver les écosystèmes c’est préserver leur avenir.

Travaux printaniers

Dans la ceinture maraîchère, dans les serres et dans les potagers urbains, les habitants sèment un peu de tout. Des haricots et des pois, des carottes et des courgettes, des bettes et du céleri, des tomates, des poivrons et des piments, des pommes-de-terre et des topinambours. Ils disposent de tant de légumes divers et variés qu’il serait impossible de les citer tous. Chacun a ses petites préférences et quelques audacieux s’essayent à de nouvelles variétés de légumes jusqu’ici inconnus à Douxville. Des arbres fruitiers et des massifs de fruits rouges sont disséminés entre les parterres, dans les vergers ou dans les haies le long des chemins. Ils commencent à fièrement montrer leurs bourgeons printaniers. Leur taille d’hiver les a rendu vigoureux et ils sont la promesse de beaux fruits, de belles compotes et de délicieuses confitures. Un peu plus loin, dans les champs, quelques petits tracteurs aident au semis du lin, à celui de la betterave sucrière et du tournesol. Le blé, le colza et quelques autres céréales ont déjà été semés en novembre. Pour le maïs, il faut attendre encore un peu.

Chaque habitant possède la plupart des outils qu’il utilise au quotidien pour cultiver. Question outils ou machines à usage moins fréquent ou à usage saisonnier, ces outils et machines qui rendent les travaux agricoles bien plus aisés, la plupart des Douxvillois préfèrent les partager ou les louer. Ils peuvent ainsi par exemple faire usage d’une machine à produire des mottes de semis. Le terreau y est déversé et triturée par une vis sans fin, puis mouillé à point avant de remonter dans des moules qui le pressent et lui donnent la forme de cubes. Ceux-ci sont marqués sur l’une de leurs faces d’une dépression bien centrée dans laquelle on place la graine1.

Diverses coopératives agricoles se sont ainsi créées lorsque des habitants se sont regroupés selon leurs goûts et leurs affinités. Ces coopératives se sont progressivement dotées de tous les équipements perfectionnés qui permettent de cultiver de grosses quantités avec moins de fatigue.  Même si ce matériel est particulièrement robuste, il doit être soigneusement entretenu et réparé pour pouvoir durer quasi indéfiniment. Heureusement, pour les grosses réparations, il y a un atelier de mécanique à Douxville !

Partage du territoire

Sur les cinq mille hectares que compte le territoire de Douxville, deux cents sont occupés par la ville urbanisée. Les équipements collectifs et, en particulier, les cours d’eau et les voies de communication, chemins, routes et voies ferrées occupent l’une ou l’autre centaine d’hectares. Le reste, ce sont les cultures, les prairies et les bois, sillonnés par des chemins (cyclables) et des sentiers.

Autour de la ville, dans la ceinture potagère, les cultures de légumes occupent en tout une trentaine d’hectares. En complément, il y a les potagers urbains. Ils sont particulièrement nombreux tant il est agréable de contempler ses légumes depuis sa fenêtre et de pouvoir aller désherber les plates-bandes en quelques enjambées.

Les cultures des denrées de base sont situées au-delà de la ceinture potagère. On y trouve céréales, pomme de terres, maïs et légumineuses. Elles s’étendent sur deux ou trois centaines d’hectares. Blé, froment, seigle et maïs pour les farines. Plantes oléagineuses et betteraves sucrières pour l’huile et le sucre. Et, cerise sur le gâteau, houblon ou vigne pour de doux breuvages … à consommer toutefois avec modération.

A ces cultures alimentaires il faut encore ajouter les cultures de lin, de chanvre et d’osier pour la fabrication de textiles et de certains objets usuels. Enfin, il y a aussi les cultures destinées à produire du carburant, surtout des cultures de colza ou de betterave. C’est ce carburant qui permet d’utiliser quelques engins agricoles et quelques engins pour les travaux urbains, le transport ou pour assurer les secours. Ce carburant permet même d’alimenter une mini centrale électrique qui garantit le minimum absolu de production d’électricité quand il n’y a ni vent ni soleil. Mais il faut être raisonnable car avec une production annuelle de 1.000 litres de carburant par hectare de culture, des choix parfois difficiles s’imposent.

On ne parlera pas ici de tous les services que rendent les bois et forêts qui forment la dernière couronne du territoire urbain. Finalement, à force d’obstination et d’initiatives multiples les habitants arrivent à produire toute leur alimentation sur environ 40 % du territoire. Et il y a même un petit extra en matières premières végétales et en carburant. Ne nous cachons pas que pour y arriver, sans engrais ni pesticide, il a fallu accumuler une solide dose de savoirs et de compétences sur différentes formes d’agriculture écologique. Heureusement, les scientifiques des facultés d’agronomie entretiennent le patrimoine des meilleurs savoirs, ceux du passé et ceux d’aujourd’hui. Nombreux sont les Douxvillois à avoir suivi leurs enseignements à l’université.

Pour rappel, en 2048, la terre n’est plus à vendre. Personne n’est propriétaire de la terre qu’il occupe ou qu’il exploite. Elle est un bien commun géré par la communauté urbaine. La répartition se fait en fonction des demandes des habitants, des disponibilités et des contraintes de voisinage. Ainsi, chacun a le libre usage d’un peu de terrain, à l’aune de ses besoins et de ses forces, pour y habiter et pour y exercer ses activités. Toutes les familles possèdent un logement et la plupart possèdent aussi un jardin-potager. Chaque famille peut encore disposer d’un terrain pour ses activités productives propres. Cependant, beaucoup d’habitants ont préféré gérer en commun ces parcelles en les regroupant avec celles d’autres habitants. Il est ainsi beaucoup plus facile de se partager le travail et de disposer d’outils efficaces. Cependant, il ne faut pas le nier, les rapports sociaux peuvent parfois être fort problématiques. Ça dépend beaucoup d’une coopérative à l’autre, de son mode de fonctionnement et du doigté de ses animateurs. Malgré tout, l’intérêt de la formule explique le très grand nombre de sociétés coopératives de tous types que l’on rencontre à Douxville. À tout bout de champ si l’on peut dire.

La vie reste une aventure passionnante !

  1. Horrible plagiat d’une phrase sortie de l’excellent site reporterre.net.