Économie circulaire

Depuis la nuit des temps, la vie sur terre s’est organisée au sein de grands cycles naturels, alimentés par une combinaison de mécanismes biochimiques, géochimiques et physiques. Il y a les cycles de l’oxygène, du carbone, de l’azote, du phosphore et d’autres encore. Il y a les grandes circulations planétaires, le cycle de l’eau, les courants marins, les mouvements de l’atmosphère. La végétation capture le CO2, stocke du carbone et émet de l’oxygène. En fin de vie, avec l’aide de bactéries, les déchets végétaux et animaux sont transformés en humus qui permet la croissance de nouvelles générations de végétaux. Et comme c’est la règle pour toutes les transformations, ces cycles doivent être constamment alimentés en énergie. Essentiellement l’énergie du soleil.

Jusqu’au XIXe siècle, la vie matérielle de nos aïeux était elle aussi organisée de manière très circulaire. Les matériaux des bâtiments en ruine, pierres ou poutres, étaient systématiquement récupérés pour les intégrer dans de nouvelles constructions. Les déchets organiques étaient à la base de multiples produits, colles ou bougies par exemple. Les excréments humains et animaux étaient systématiquement récupérés pour fertiliser les champs. Tout n’était pas parfait mais nos aïeux étaient plutôt pragmatiques et gaspillaient assez peu car ils trouvaient des usages à tous ces restes. Ensuite sont apparus les combustibles fossiles. Et ils ont complètement changé la donne. Une croissance économique soutenue, une production de plus en plus massive de biens de toutes natures soutenue par un développement majeur des infrastructures a été enclenchée après la 2e guerre mondiale. L’obsolescence de plus en plus rapide et le tout à la poubelle sont devenus la règle. Lorsque les décharges sont saturées dans les pays du nord, les incinérateurs prennent alors le relais et les déchets les plus “ennuyeux” sont souvent exportés vers des décharges dans les pays du sud.

Pour de cette gabegie, l’idée d’une économie circulaire est (re)devenue très à la mode et fait l’objet d’un buzz intense. Tant les entreprises qu’une bonne partie des environnementalistes l’adoptent avec enthousiasme. On se souvient qu’il en avait été de même il y a 30 ans avec l’oxymorique concept du développement durable. Les motivations des uns (les entreprises) et des autres (des environnementalistes) sont cependant bien différentes. Pour les entreprises l’économie circulaire doit faciliter la poursuite de la croissance économique en ouvrant de nouvelles perspectives de business grâce à une nouvelle organisation qui permet de faire “tourner” de plus en plus vite des produits en quantités toujours plus grandes. Avantage supplémentaire, l’image des entreprises s’en trouve toute verdie. Pour les environnementalistes, l’économie circulaire permettrait néanmoins de réduire l’impact des activités humaines sur l’environnement et constituerait une solution partielle ou totale au problème climatique.

Il y a cependant une différence nette entre la circularité dans la nature, celle pratiquée par nos aïeux et l’économie circulaire promue aujourd’hui par le monde économique et le monde politique. Cette dernière, incarnée par la Fondation Ellen Macarthur, rencontre un grand succès dans les programmes des partis politiques et dans la communication des géants de l’économie. Selon ses tenants, cette organisation circulaire est bonne pour l’environnement, bonne pour l’économie, bonne pour la croissance et bonne pour l’emploi. Le concept moderne avait été formalisé à la fin des années 1980 par le chimiste allemand Michael Braungart et l’architecte américain William McDonough puis propagé à travers leur livre du berceau au berceau.

Les deux premiers modes de circularité, le mode de la nature et celui de nos aïeux, sont à peu près pérennes, le dernier par contre, le mode “moderne”, reste dans la droite ligne de la catastrophe environnementale qui pointe le nez. Pour distinguer le bon grain de l’ivraie, deux théoriciens ont proposé d’exprimer la différence en parlant d’une économie circulaire de croissance en contraste avec une  économie authentiquement circulaire1.

Économie circulaire de croissance

L’économie circulaire aime les mots en ‘R‘ : réutiliser, réparer, recycler, refabriquer. Elle conseille chaque entreprise sur les meilleurs moyens d’optimiser les flux de matières qui la traversent. Pas de pertes, pas de gaspillages. Au centre de l’économie circulaire se trouve la recherche systématique d’une utilisation des déchets comme matières premières permettant d’autres productions. Il s’agit d’une stratégie gagnant-gagnant. Moins de déchet, c’est bon pour l’environnement. Utiliser des déchets plutôt que des matières premières nouvelles, c’est plus économique pour l’entreprise. Tout ça permet des prix de vente plus faibles et des dividendes plus élevés. De quoi réjouir tout à la fois l’actionnaire et le client.

Trois difficultés rendent cependant ce projet largement inopérant du point de vue des impacts sur l’environnement et le climat.

Tout d’abord, l’énergie n’est absolument pas recyclable car elle perd inexorablement son potentiel utile. Exergie serait d’ailleurs le mot à utiliser dans ce cadre, comme le savent bien les spécialistes de l’énergie. Par conséquent, dans une économie circulaire, à chaque ‘tour de manège’, il faut renouveler l’apport d’énergie. Le problème devient insoluble quand il faut, croissance économique oblige, que les flux de matière soient de plus en plus importants à chaque ‘tour’ et que la machine à recycler tourne de plus en plus vite. La consommation mondiale d’énergie étant très largement dominée par les combustibles fossiles, on voit bien qu’il n’est pas question d’échapper au changement climatique grâce à une économie circulaire de ce type. Et à ceux qui penseraient, contre toute évidence, que les énergies renouvelables pourraient remplacer les combustibles fossiles sans entraver la croissance économique, je propose qu’on les prenne au mot et qu’on arrête immédiatement d’extraire des combustibles fossiles ce qui aurait l’avantage gigantesque d’arrêter automatiquement la dégradation du climat tout en donnant un coup de fouet extraordinaire aux énergies renouvelables.

Ensuite, la matière n’est que partiellement recyclable. Un premier obstacle du recyclage des métaux est celui des ‘usages dispersifs’. Grâce au progrès, on incorpore des métaux dans un nombre croissant de produits dont par exemple les peintures ou les cosmétiques. Ces métaux ne sont évidemment pas récupérables. Grâce aussi aux efforts en recherche et développement, on produit aujourd’hui une grande variété d’aciers spéciaux, incluant chacun de petites quantités d’espèces métalliques très diverses. Le recyclage d’un wagon de ces aciers spéciaux ne peut plus donner qu’un acier mixte, contenant un peu de tout, et qui ne pourra servir qu’à des usages communs, de fer à béton par exemple2. C’est un peu comme avec du café au lait sucré. Difficile d’imaginer que l’on puisse en dissocier ensuite les trois composants pour les recycler séparément. Idem pour les plastiques. Les industriels utilisent tellement d’additifs divers et variés pour obtenir des performances “exceptionnelles” qu’ensuite, tout mélangé, le plastique recyclé obtenu peut encore juste servir à produire quelques objets grossiers, des bancs publics par exemple.

Enfin, vu du point de vue de l’économie dans son ensemble (la macroéconomie) les choses ne sont certainement pas plus roses. Si l’économie circulaire permet de faire baisser les prix de vente et d’augmenter les dividendes, les conséquences macroéconomiques en sont inévitables. Un dividende plus élevé pour l’actionnaire lui permet d’augmenter sa consommation ou, pire, de réinvestir dans de nouvelles productions qui alimenteront la croissance future. Un prix de vente plus faible augmente le pouvoir d’achat des consommateurs qui peuvent reporter cette économie sur de nouvelles consommations. On connaît tous ça, l’économie de chauffage réalisée grâce à une meilleure isolation de la maison qui permet un minitrip à Venise. Ainsi va la croissance économique. Les progrès techniques ne servent pas à diminuer la consommation globale mais, au contraire, à l’augmenter et, en particulier, à augmenter une consommation d’énergie déjà très problématique. C’est l’effet rebond, bien connu des macroéconomistes et, de plus en plus souvent, des citoyens.

Économie authentiquement circulaire

Une économie authentiquement circulaire est une économie capable de maintenir indéfiniment une production stable de tout ce qui est nécessaire aux humains. Comme on parle de permaculture, on a proposé de parler de perma-circularité. Cette économie ne doit transformer que des ressources naturelles renouvelables ou des matières recyclées. Afin de garantir un horizon de production pratiquement indéfini, cette économie doit respecter quelques principes de base qui concernent la matière, l’énergie et la croissance.

  • L’essentiel des matières premières provient du recyclage. L’appoint en ressources non-renouvelables doit rester à l’extrême marge. De nouveaux minerais ne sont extraits qu’avec grande parcimonie. Priorité est donnée au lent et soigneux retraitement des rebuts des anciennes mines qui contiennent encore des quantités appréciables de métaux divers.
  • Pour transformer les déchets en matières premières puis en nouveaux produits, cette économie doit ne dépendre que d’énergies renouvelables et exclure les énergies fossiles. La disponibilité de ces énergies renouvelables est un facteur limitant décisif. Et comme tout recyclage consomme de l’énergie, à la mesure des transformations effectuées, la circularité se doit être lente.
  • Enfin, cette économie ne peut s’accommoder de la croissance économique car aucune croissance matérielle ne peut durer indéfiniment et que tous les indicateurs établissent que le niveau soutenable est déjà (très) largement dépassé dans les pays développés. Après deux siècles de progrès techniques constants dans les processus de production, les progrès futurs d’efficacité énergétique seront marginaux. Cette économie suppose donc que l’on réussisse à extirper de l’organisation économique les facteurs sociaux qui tendent structurellement à imposer la croissance économique.

À la cohorte de mots en ‘R‘ de l’économie circulaire de croissance, le passage à l’économie authentiquement circulaire impose des ajouts. Le premier, Réduire, apparaît de plus en plus souvent dans les définitions discutées et disputées de l’économie circulaire. À celui-ci, il me semble nécessaire d’en ajouter un second, Ralentir. Même s’il peut être inclus dans le premier en tant que ‘réduire la vitesse’, il permet de mieux distinguer l’aspect statique de l’aspect dynamique.

Aller toujours plus vite a permis de faire toujours plus de kilomètres. On a fait des autoroutes et des trains à grande vitesse. On s’est mis à habiter plus loin de son lieu de travail, à parcourir chaque jour un nombre croissant de kilomètres, consommant plus de carburant, plus de pneus, plus de freins et plus de véhicule. Aller toujours plus vite a permis d’envoyer des messages plus rapidement, de joindre un correspondant plus vite et plus souvent. La consommation d’électricité des télécommunications explose et la fabrication des téléphones portables tourne à plein régime car il faut renouveler toujours plus fréquemment ces appareils de communication de plus en plus performants.

Dans une économie authentiquement circulaire, on réduit les quantités et on réduit les vitesses. Moins stressés par la course à la consommation, on peut diminuer la quantité d’argent nécessaire à la soutenir. On peut donc réduire le temps de travail rémunéré. On peut prendre plus de temps pour se livrer à ses hobbys. On peut consacrer plus de temps à l’amour, à sa famille et à ses amis, à l’art et à la culture, au rêve ou à la méditation. La jeunesse peut se remettre à rêver d’un avenir serein.

  1. Arnsperger Christian, Bourg Dominique, « Vers une économie authentiquement circulaire. Réflexions sur les fondements d’un indicateur de circularité », Revue de l’OFCE, 2016/1 (N° 145), p. 91-125.
  2. Bihouix Philippe, « Matérialité du productivisme », in Sinaï Agnès (sous la dir. de), Penser la décroissance, Paris : Presses de Sciences Po, 2013.

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