Archives mensuelles : janvier 2017

La vie à Douxville (1)

Été 2048, il fait encore chaud en cette fin de soirée. Sophie et Martin sirotent une petite bière sur l’une des terrasses bondées du centre ville. Autour d’eux, les étudiants sont nombreux à fêter la fin de leurs examens à l’Institut supérieur d’administration. Les traditions ne se perdent pas… Mais il y a aussi des “bourgeois” qui se détendent après une longue journée. Beaucoup d’entre eux l’ont consacrée aux récoltes d’été car le temps s’y prêtait particulièrement bien. D’ici, on entend faiblement les échos du concert qui se termine dans le grand amphi voisin. Visiblement, ce nouveau groupe douxvillois fait un carton. Mais l’heure passe, il est temps de rentrer. Ils rejoignent Christiane, responsable de la taverne ce soir, et bavardent quelques instant avec elle. Martin paie quatre douros (la monnaie en cours à Douxville) pour leurs deux bières.

Flânant la main dans la main dans la rue à peine éclairée, Sophie et Martin lèvent la tête. L’intensité du ciel étoilé est surprenante, la voie lactée apparaît dans toutes sa splendeur. Ça change vraiment beaucoup de ce qu’on raconte du temps jadis ! Un peu plus loin, à l’arrêt du train-tram, dans la grand-rue, quelques personnes attendent encore le dernier convoi qui les mènera en quelques minutes à la ville voisine ou jusqu’à une destination plus lointaine. Une idée de génie ce train-tram !

Pendant la journée, Douxville déborde toujours d’animation. Mais, paradoxalement, les rues ne sont pas spécialement bruyantes. Il y a le va-et-vient des écoliers des trois écoles maternelles et primaires, celui des élèves des deux écoles secondaires, sans parler des étudiants de l’institut supérieur. Il y a aussi quelques commerces, de nombreux ateliers et quelques petites industries qui mobilisent pas mal d’habitants. Plus loin, d’autres silhouettes s’activent dans les champs et les cultures en tous genres. Leurs productions permettront à tous de manger, de se vêtir et de produire encore bien d’autres choses utiles. Circuit plus court que ça, on ne trouve pas. Tout ce petit monde se croise et se recroise toute la journée. C’est souvent l’occasion d’échanger un petit potin, une bonne blague ou de faire un brin de causette et même parfois, un peu de drague.

Sophie a fait ses études à la Faculté de Médecine, à une centaine de kilomètres d’ici. Aujourd’hui, elle travaille deux jours par semaine “aux petits oignons“, l’une des deux maisons médicales de Douxville. Chaque semaine, elle consacre aussi une journée aux services sociaux de la ville. Elle est membre de la Commission Sociale, chargée par la ville de proposer des solutions pour aider les plus démunis et les plus malchanceux. La solidarité est une vieille tradition.

Martin, préfère le travail au grand air. Après des études en gestion forestière, il a rejoint la coopérative qui est chargée par la Ville de la gestion durable des bois et forêts. Il arpente les bois deux jours par semaine. Avec ses collègues, ils choisissent les arbres et les plantes à conserver et protéger voire à installer. Ils cherchent à assurer un bon équilibre séculaire de l’écosystème forestier, avec toute la diversité de sa faune et de sa flore. De temps à autre, Martin aime animer une classe nature pour les élèves des écoles, toujours enthousiastes à l’idée de courir dans les bois. Mais les habitants ont aussi régulièrement besoin de bois pour construire et pour se chauffer. Chaque année, on bâtit ou retape un ou deux logements à ossatures bois, on fabrique quelques meubles et on fignole toutes sortes d’objets usuels. Il faut donc abattre quelques arbres, mais on le fait avec parcimonie, comme il est clairement stipulé dans le cahier des charges de la Ville. Les parents sont les premiers à penser le long terme. Et d’une manière générale, les habitants savent bien que la ressource est limitée et ont l’habitude de l’économiser. Heureusement qu’il n’y a plus ces publicités qui faisaient vous sentir minables si vous ne changiez régulièrement votre salon ou votre cuisine.

Passionné par les espaces naturels, Martin consacre une journée par semaine à l’aménagement urbain collectif. Il est membre de la commission d’aménagement du territoire. Cette commission, après bien des débats entre les habitants, a dernièrement finalisé le schéma de structure. C’est ce schéma qui fixe les grandes lignes de l’aménagement territorial. Car si chaque habitant à droit à du terrain pour se loger ou cultiver ce qu’il souhaite, cela ne peut bien sûr pas se faire n’importe où.

Le reste du temps, Sophie et Martin ne manquent pas d’occupations, seuls, à deux ou avec des amis. Il faut donner quelques coups de binette dans le petit potager, réparer un appareil ou une gouttière, bricoler un berceau, embellir la maison et le jardin. Beaucoup d’habitants sont d’ailleurs très fiers de leurs façades personnalisées. Elle donnent un cachet très particulier aux rues de la ville. Et je ne parle pas des œuvres en bois sculptées par Martin, qui rencontrent le plus grand succès en ville. Je ne parle pas non plus du groupe musical folk de Sophie dans lequel elle tient l’accordéon diatonique. Ni des fêtes qu’on ne manque pas d’organiser à tout propos. Je précise enfin que Sophie et Martin n’ont pas d’enfant. Mais en regardant un peu mieux le profil de Sophie on a l’impression que ça ne va pas durer…

Les citoyens de Douxville tiennent à décider de leur avenir et ils prennent volontiers les choses en main. Aussi, les associations et les coopératives y sont très actives, à la base d’un peu tout ce qui fait la vie quotidienne, dès qu’il faut s’y mettre à plusieurs.

Question politique, les habitants élisent le Maire de la ville, les Conseillers et les responsables des diverses Commissions. Bien entendu, tout n’est pas toujours rose. Les désaccords et prises de bec sont courants. Les mécanismes pour les gérer doivent donc être bien huilés. Un soin particulier est apporté à la défense des minorités, à la liberté des médias d’information et à l’indépendance du Conseil de Justice et du Conseil des Sages. Les hommes restent des hommes…

Un peu de géographie

D’une manière générale, les habitants de Douxville produisent sur place pratiquement tout ce dont ils ont besoin pour soutenir une vie confortable et “moderne”. Les deux ressources de base essentielles, celles qui leur sont vitales, sont la nourriture et l’énergie. Et ces deux ressources sont extraites de leur territoire. Chaque ville est avant tout dépendante de son territoire. Seule une quantité limitée de produits fait l’objet d’échanges avec d’autres ville de la région ou du monde. Ces échanges concernent surtout des équipements trop complexes pour que chaque ville puisse en produire, un tracteur ou un téléphone portable par exemple, ou des produits qu’on ne peut trop espérer trouver à Douxville comme des feuilles de thé ou fil de cuivre.

Le territoire de Douxville s’étend sur cinquante kilomètres carrés. 1 Il est contigu à celui des six villes voisines auxquelles il est relié par des routes. Il y a aussi une voie ferrée qui, après une succession de villes, rejoint Hersaing, la métropole régionale. Pour donner une idée, les centres des villes voisines sont situés à environ 7 ou 8 km du centre de Douxville.

Comme prévu dans le schéma de structure, le territoire de Douxville est organisé grossièrement en cercles concentriques. La ville habitée est au centre, entourée directement par une ceinture maraîchère qui complémente les potagers urbains, elle-même entourée de cultures de tous types et parsemées d’éoliennes. En dernier lieu, il y a une ceinture de bois et de forêts, pour les promenades bien sûr, mais aussi pour ses ressources en plantes, arbres et gibier. Bien entendu, si nécessaire, des dérogations à cette organisation sont parfois décidées.

Une transition réussie ?

Comment savoir si le projet de Douxville est un succès et si la transition y a réussi ? Il faudra vérifier soigneusement deux choses :

  • Chaque individu peut-il vivre dignement, s’épanouir et exprimer son potentiel ? Les habitants respectent-ils des droits humains des minorités et des étrangers. En commençant par ceux de la ville d’à côté ?
  • L’organisation de la ville respecte-t-elle la Charte de la Terre ? Les modes de vie sont-ils libérés des combustibles fossiles ? L’empreinte écologique est-elle compatible avec la biocapacité du territoire ?

Les habitants discutent souvent de ces deux aspects de la transition. Les avis sont souvent assez partagés sur ce qu’il convient de modifier encore dans l’organisation collective.

La plus grosse difficulté aura été d’échapper au système qui imposait auparavant une croissance économique permanente. C’est peut-être la plus grande victoire de la transition que d’avoir réussi à échapper à cet impératif. Car, quoiqu’en aient dit certains, nos aïeux étaient soumis, pour des motifs qu’ils ne comprenaient pas toujours bien, à une obligation de croissance continuelle. Leurs revenus et leurs consommations devaient croître sans cesse. Et quand ce n’était pas le cas, on entrait en “crise”. Les perdants du système redécouvraient la misère. Et les discours haineux se répandaient comme une traînée de poudre.

À titre individuel, chacun a été enfant, a grandi, s’est développé et s’est épanoui tout au long de sa vie, accumulant un riche savoir et une grande expérience. Chacun a pu aimer, se lier et participer activement à la vie sociale. Chacun a connu diverses croissances personnelles.

À titre collectif, consommer toujours plus n’est évidemment pas possible. Les ressources naturelles du territoire sont en effet limitées. Pour croître encore il faudrait aller se servir sur d’autres territoires, appauvrissant ou asservissant leurs habitants, comme on l’avait fait auparavant avec l’esclavage, les colonies ou le pillage des ressources naturelles de territoires sans défense. Mais aujourd’hui, ce serait contraire aux valeurs des habitants de Douxville et aux valeurs universelles des droits humains.

  1. Soit une densité de population de 150 habitants/km², à comparer à celle de l’Union Européenne qui avoisine les 130 habitants/km².

Demandez le programme de la transition

Ce blog de Douxville est résolument tourné vers l’avenir, avec enthousiasme et délectation à l’idée des nombreux défis que nous allons pouvoir relever, dans la joie et la bonne humeur ! J’ai longuement hésité avant de l’entamer. Pourquoi ? Tout d’abord, il existe déjà un tel foisonnement de pages sur la transition qu’on peut douter de l’utilité d’en ajouter une. Ensuite, une réflexion n’étant jamais aboutie,  je devrai probablement modifier demain (ou plus souvent nuancer) ce que j’écris aujourd’hui. Pourtant, à côté d’une foultitude de propositions techniques plus ou moins (ir)réalistes mâtinées de conseils pour modifier à la marge nos comportements individuels, les idées qui circulent n’abordent que très peu, beaucoup trop peu, les comportements collectifs. Une profonde réforme des institutions, des lois et des constitutions est pourtant indispensable. Sans elle aucun effort de transition ne peut aboutir tant les actuelles règles du jeu ont permis au capitalisme de plus en plus dérégulé de croître sans limites et d’acquérir une toute-puissance que les sociétés humaines ne peuvent plus que subir. C’est ce manque de propositions institutionnelles qui m’a finalement décidé. Et puis aussi, après des années de discussions avec les amis et les collègues, ce sont les échanges avec mon petit-fils ainsi que ses encouragements qui ont achevé de me décider à me lancer.

Le projet est d’imaginer une société qui, vers le milieu de ce siècle, aura laissé derrière elle les angoisses liées aux catastrophes environnementales, une société qui offrira à mes (nos) petits-enfants l’occasion de s’inventer un monde plus conforme à leurs aspirations de justice et de convivialité. Ambitieux ? Certainement ! Indispensable ? Encore bien plus !

Une petite ville européenne de 7.500 habitants servira de prototype pour notre réflexion. Nous l’appellerons Douxville. Son modèle de gestion politique sera un premier sujet de réflexion déterminant. Il permettra aux citoyens de Douxville d’adopter une organisation matérielle qui mettra en évidence la soutenabilité du projet  : urbanisme, production, mobilité, enseignement, culture, etc.. En complément, comme cette ville ne saurait vivre en autarcie, il faudra décrire ses liens avec les villes voisines, la Région, l’Europe ou le monde, tant en termes d’institutions que d’organisation de la vie matérielle. Pour autant, toutes les villes d’Europe ou du monde ne devront pas être bâties sur le même modèle. Ce serait bien trop triste. L’organisation de chaque ville restera entre les mains de ses habitants, conforme à leur culture, à leurs usages sociaux et à la créativité de leur jeunesse.

Déjà, des milliers de sites Internet évoquent la transition, le sujet est tellement vaste ! Chacun a sa petite idée sur ce qu’est la transition et sur l’objectif poursuivi. Un foisonnement d’initiatives propose l’adoption de comportements plus “doux”, qui préservent mieux l’environnement (permaculture, mobilité douce, etc.) tout en privilégiant la convivialité et la solidarité (le moins d’avoir, plus d’être de 1968). Tous ces exemples pavent progressivement un chemin des solutions, solutions qui permettront de bien vivre lorsque le cadre de vie aura été profondément modifié, par choix de société ou par les forces de la nature et des guerres. Pour l’instant, les États subissent les crises et les catastrophes, commençant par les nier, puis tentant d’en atténuer les conséquences les plus visibles. Les projets de transition institutionnelle, c’est-à-dire de modifications des règles du jeu (i.e. la constitution et les lois), sont à peu près inexistants. Pour l’essentiel, les projets de transition concoctés par les États planent sur un nuage de rêves technologiques et de bidouillages économiques. Ces projets sont toujours pour le futur, toujours affaire d’une simple volonté politique et toujours dépendants d’un financement public massif en recherche et développement ou en subventions. Mais pour autant ils ne sont jamais, et de loin, à la hauteur des enjeux planétaires, environnementaux et sociaux.

Avant de nous lancer dans l’aventure, évoquons encore quelques thèmes structurants que nous veillerons à garder constamment à l’esprit.

Trois partis pris

Pas plus qu’un autre je ne suis idéologiquement un produit pur. Si j’en suis arrivé à quelques convictions, c’est principalement par la raison, mais aussi, soyons honnêtes, par mon éducation et mon parcours de vie. Parmi ces convictions il y a (1) le nécessaire maintien de la diversité culturelle des sociétés humaines tout en respectant un juste partage des biens communs de l’humanité, (2) l’insuffisance patente de la technique face à l’ampleur des enjeux sociaux et environnementaux ainsi que (3) l’origine essentiellement culturelle de l’avidité humaine dans la plupart des sociétés contemporaines dites modernes. Néanmoins, suivant la maxime d’un ami jeune chercheur : «  j’ai toujours raison, car, dès que j’ai tort, je change d’avis », je suis prêt à faire évoluer mes convictions chaque fois qu’on m’aura clairement montré pourquoi elles doivent être modifiées.

S’il existe une grande diversité de sociétés, de cultures, de croyances et de langues, il ne s’agit en aucun cas de vouloir toutes les fondre dans un moule unique, ce que la mondialisation réussit par ailleurs assez bien aujourd’hui. Toutes les sociétés devraient cependant adhérer à un socle minimal de valeurs communes, partagées par tous, qui contiendrait, à côté de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, une Charte de la Terre ou des Biens communs de l’Humanité. Le partage inéquitable actuel, dans lequel, à gros traits, 20 % des humains accaparent 80 % des ressources naturelles et produisent 80 % des dégradations environnementales n’est pas satisfaisant. Douxville veillera par conséquent soigneusement à se contenter de son quota de ressources naturelles et de charges environnementales 1 pour satisfaire sa consommation matérielle, qu’elle ait été produite ici ou ailleurs dans le monde, tout compris 2.

Tout en étant admiratif devant la belle technique, il me semble qu’aucune réponse de cet ordre n’est à la hauteur des enjeux. Ce parti pris résulte de mon expérience professionnelle et scientifique. Le niveau de consommation actuel est tel, en particulier dans les pays développés, qu’aucune source d’énergie durable n’est à même de les rencontrer. L’efficacité énergétique n’a jamais fait diminuer la consommation d’énergie. La dématérialisation de l’économie est un mythe démenti tant par les chiffres que par l’analyse physique. J’aurai certainement à revenir ponctuellement sur ces affirmations. Je sais, bien des amis tenteront encore de me réexpliquer tous les bienfaits de la voiture électrique, des énergies renouvelables, de l’économie circulaire, de la dématérialisation et de toutes ces solutions techniques qui, chacune ou ensemble, devraient permettre de se passer des combustibles fossiles et de préserver la biodiversité. Il m’a fallu pas mal d’années pour devoir finalement admettre que tout cela ne tenait pas la route face à l’énormité des chiffres. Une idée c’est bien, mais c’est en la chiffrant qu’on voit apparaître son degré de réalisme. Dès lors, si le lecteur est convaincu que la technique finira par nous sauver, peut-être ne doit-il pas perdre son temps à poursuivre la lecture de ce blog, il a certainement mieux à faire. Cependant, s’il lui reste quand même un doute, et par simple précaution pour le cas où la technique ne suffirait pas, j’apprécierais de poursuivre avec lui cette réflexion sur les autres formes de transition.

Si vouloir toujours plus est une constante de la nature humaine, qu’aucune autre force ne peut compenser, on ne peut qu’être pessimiste quant à l’avenir de l’humanité. J’ai cependant la faiblesse de penser que, comme tout être biologique, l’être humain est susceptible de satiété. L’excès de consommation peut être signe d’un dérèglement physiologique ou la conséquence d’un plan machiavélique pour induire des excès de consommation. Je pense ici bien sûr à la publicité commerciale et à toute autre forme de manipulation, souvent inavouée, que les géants de l’économie ont si souvent utilisées par le passé. Par contre, l’accumulation de richesse, qu’il faut assez nettement distinguer de l’avidité de consommation, est probablement un comportement  inextinguible dont l’origine me semble essentiellement culturelle. Bien des sociétés et des religions interdisaient auparavant le prêt à intérêt, c’est-à-dire l’accumulation de richesse sans travail correspondant. Ce n’est qu’à partir de la Renaissance que les choses ont changé dans le monde occidental. Il est devenu moral de chercher à obtenir des dividendes du simple fait de posséder de la richesse. Et c’est cette accumulation de richesses sans limites qui interdit aujourd’hui toute forme de transition sérieuse. Tant que cette difficulté n’aura pas été surmontée, la situation continuera à empirer, quels que soient les efforts louables des individus et des États. Je manque cependant nettement d’informations scientifiques sur ces deux aspects, avidité et accumulation de richesses. Des disciplines comme la psychologie (voire l’éthologie), l’anthropologie et la sociologie ont certainement beaucoup à dire sur ces questions et un panorama des différentes théories en la matière intéresserait beaucoup certains habitants de Douxville.

Axes de réflexion structurants

Parmi les différents angles de vue sur la transition, trois me semblent parfois trop négligés : les universels rapports de force sociaux, la nette différence entre progrès techniques et progrès institutionnels ainsi que la complémentarité entre comportements individuels et organisation collective.

Aucune analyse sérieuse, me semble-t-il, ne saurait étudier le comportement des plus de sept milliards et demi d’humains en le modélisant par le comportement d’un individu type, un individu moyen, comme le font bien des analyses macroéconomiques. Prendre les chiffres mondiaux et les diviser par la population mondiale ne reflète pas et ne reflétera jamais les réalités individuelles. Les classes sociales ou les castes, peu importe comment on les appelle, sont une constante des sociétés. Les rapports de force entre puissants et faibles, entre riches et pauvres, entre nord et sud, loin d’être ignorés, devraient être constamment présents à l’esprit. La transition n’échappera pas à des bras de fer et il faudra bien leur trouver un mode d’expression, le moins violent possible.

La différence entre évolutions techniques et évolutions institutionnelles est un autre axe de réflexion. Les commentaires sur le film Demain ont été généralement élogieux. Ce film présente tout à la fois des aspects techniques (agriculture, énergie, voire monnaie) et des aspects institutionnels (économie capitaliste, démocratie, enseignement) de la transition. Une majorité de spectateurs, surtout les jeunes, me semblent avoir été plutôt séduits par les réponses techniques. Pourtant, en matière d’énergie, les propositions restent très, très loin du compte. Par contraste, les spectateurs plébiscitent beaucoup moins les parties du film qui évoquent les évolutions institutionnelles, comme si, dans nos pays, les gens considéraient que l’on était arrivé à la fin de l’histoire et que l’économie capitaliste et la démocratie constituaient des idéaux indépassables ou, en tout cas, peu réformables. Quant à nous, il ne saurait y avoir de tabou dans notre réflexion, tant en ce qui concerne le système économique que le régime politique.

Enfin, la multiplicité des initiatives locales me rend confiant dans la capacité des citoyens à trouver leur propre chemin de transition, compatible avec les objectifs environnementaux et sociaux. Par contraste, la grande faiblesse des programmes de transition des États, qu’ils soient inadaptés (les taxes carbone par exemple) ou irréalistes (un véhicule électrique pour chaque humain) me poussera à privilégier cet axe d’analyse. La question fondamentale est de savoir quelles sont les institutions (constitutions et lois) qui sont compatibles avec l’épanouissement des humains autant qu’avec les limites de la Planète. Ce sont bien ces institutions nouvelles qui permettront la transition effective et pas seulement l’émergence d’initiatives très louables, qui caressent la bonne conscience de tous dans le sens du poil, mais qui restent cependant anecdotiques à l’échelle de l’économie mondiale.

  1. Un millionième du budget mondial pour un millionième de la population mondiale.
  2. Alors que beaucoup de propositions de transition ignorent curieusement bien des consommations (béton des ponts et immeubles, acier des tôles et rails, équipements ménagers, télécommunications ou de divertissements, etc.).