Archives mensuelles : juin 2017

La vie à Douxville (5) – Le marché

Jeudi, c’est jour de marché à Douxville. Comme d’habitude ce jour là, les rues sont bien encombrées par une foule de chalands et de curieux. Elle s’écoule lentement entre les nombreux étals qui s’alignent dans les rues du centre-ville. À tel point que les petites collisions sont fréquentes mais sans danger, la courtoisie assurant rapidement le retour de la bonne humeur.

Pour qui doit faire des courses alimentaires, trouver un vêtement, un appareil quelconque ou un outil, voire simplement pour flâner, le marché du jeudi est “the place to be“. On y croise à peu près tout le monde et on y trouve un peu de tout ! Quand ils en ont le temps, les habitants des villes voisines n’hésitent pas à parcourir les quelques kilomètres qui les séparent de Douxville, pour y acquérir un objet convoité ou tout simplement pour le plaisir de participer à cette joyeuse effervescence.

Et de l’ambiance, il y en a ! Des musiciens profitent de l’occasion pour tester leur dernière création, à moins qu’ils ne reprennent quelques mélodies connues de tous. Sur une placette, le théâtre de marionnettes captive les petits qui en oublient un instant de harceler leurs parents. Ailleurs encore on entend soudain un éclat de rire général. Le clown farceur vient encore de sévir avec un de ses courts sketchs, tantôt burlesque tantôt poétique. Et puis, pour satisfaire les fringales, il y a les nombreux stands de petite restauration et les bars de rue.

Ici, une rue entière est occupée par les étals de fruits et de légumes. Victor vend ses courgettes, ses carottes et quelques autres légumes. Tout est bio, bien sûr. Victor est très fier des variétés de légumes qu’il propose, variétés locales, très goûteuses, même si elles sont parfois fragiles et supportent assez peu d’être brutalisées. Depuis des années, il maintient ces variétés en récoltant méthodiquement les semences de ses plus beaux plants. Par dessus l’étal, Nathalie lui tend son grand sac en toile, Victor y glisse les achats en échange de quelques douros. Ce soir, il y aura une potée au menu. Tout à côté, un autre vendeur propose des œufs, des fromages, des laitages, des poules ou des lapins. Un peu de tout vous dis-je.

Plus loin, c’est la rue de la sape. Toutes les sortes de vêtements y sont exposés. Chez Caroline, une série de vêtements sont sagement alignés. Elle les a réparés et arrangés pour leur donner une élégance nouvelle. Au marché, si certains vêtements sont neufs, beaucoup sont de seconde main, quand ce n’est pas de troisième, ou plus. On peut même confier à Caroline une robe ou un pantalon pour une reprise d’un accroc, pour recoudre un ourlet ou pour remplacer une tirette. C’est dans la même rue qu’on trouve les articles et les accessoires en cuir, en toile ou en textiles divers. Les sacs en tissus sont très appréciés car ils sont facilement réparables. On en trouve de toutes les tailles, de toutes les formes et de toutes les couleurs.

Dans la rue de la brocante sont exposés des appareils de tous types, pour le ménage ou pour les loisirs. Des outillages de toutes sortes attirent le regard, en particulier celui des mâles. Il y a des outils à main ou des outils électriques, des outils pour le travail du bois, des métaux ou de la pierre. Tout au bout de la rue, se trouvent les meubles, les objets en bois ou en osier et les vanneries. De l’autre côté, ce sont des instruments de musique, des guitares ou des saxos qui attendent les doigts de leur nouveau maître, musicien en herbe ou musicien confirmé. Souvent, le vendeur a retapé ces objets avant de les proposer aux passants. La plupart du temps, il a suffit d’un nettoyage soigneux. Parfois, une petite réparation a été nécessaire, ou le remplacement d’une pièce cassée. Ce n’est qu’en dernière extrémité qu’un objet est démantelé pour en récupérer des pièces comme pièces de rechange ou pour trier les matières premières qui seront recyclées.

Pas de marché sans bouquinistes. Le papier reste une valeur sûre, plus agréable à lire qu’un écran. Les livres se conservent pendant plus d’un siècle, là où des mémoires électroniques auraient rejoint les poubelles depuis longtemps. C’est dans ces livres que les jeunes découvriront les histoires merveilleuses qui les feront rêver ou les histoires glaçantes qui les feront frissonner. Beaucoup de livres aussi assouviront leur curiosité sans limite et leur soif de savoir. Ils aiment apprendre comment on vivait avant. Les croyances de leurs parents du début du siècle les font toujours rire, que ce soit leur foi aveugle dans la technique, leur technolâtrie disent-ils, ou leur conviction bizarre qu’une croissance économique infinie était tout à fait possible. Ils se demandent bien qui entretenait tout cet imaginaire collectif alors que les évidences s’accumulaient chaque jour pour en montrer la fausseté. Les alertes de la communauté scientifique mondiale étaient chaque fois écartées par les politiciens et les industriels. Ils traitaient ces chercheurs de catastrophistes, et leur reprochaient leur manque de confiance en l’homme. Aujourd’hui, grâce à leurs connaissances toutes fraîches, ce sont les enfants qui doivent expliquer patiemment les choses de la vie à leurs parents. Il n’y a pas à dire, c’est le monde à l’envers.

Sur le marché, non seulement on vend, mais on donne aussi. Les associations et les coopératives sont bien présentes. Chacune dans son domaine, elles reçoivent ce dont des habitants n’ont plus besoin mais qui pourraient faire le bonheur d’autres habitants. Générosité et solidarité s’expriment largement, même si quelques esprits chagrins y voient des naïfs et des pigeons qui donnent à des profiteurs ou à des fainéants. Mieux vaut qu’une chose devenue inutile serve à quelqu’un d’autre plutôt que d’aller à la poubelle ou de traîner vingt ans dans une cave.

Circulations économiques

Ainsi, l’économie circulaire est la règle à Douxville. Parfois, comme le bourgeois gentilhomme de Molière, les habitants la pratiquent sans le savoir. Bien sûr, une partie des objets sont neufs. Des vêtements, des meubles et d’autres objets courants sont confectionnés par des artisans dans des petits ateliers de production. Par contre, lorsqu’ils sont un peu plus techniques, les objets sont fabriqués dans des entreprises de Douxville ou dans des entreprises d’autres villes de la région ou du pays. Chaque ville a ainsi quelques spécialités.

À peu de chose près, l’économie de Douxville est authentiquement circulaire. Les objets et machines ne sont jamais jetés mais retapés ou démontés. Les habitants peuvent réparer eux-même leurs appareils dans un des Repair Café de Douxville ou bien les confier à une entreprise qui s’en occupera. Les métaux sont soigneusement triés par espèce, fer, aluminium, cuivre, plomb ou zinc. Pour chaque métal il y a une entreprise spécialisée, à Douxville ou ailleurs, qui procède à son recyclage dans les règles de l’art. Ces entreprises produisent des tôles d’acier ou d’aluminium, du fil de cuivre, des tubes ou des tiges, bref tous les matériaux métalliques nécessaires pour refabriquer des équipements neufs. Et puisqu’il n’y a pas de croissance économique, il reste très peu d’industries minières dans le monde. Juste ce qu’il faut pour extraire les quantités nécessaires en remplacement de celles qui ont été définitivement perdues.

Les matériaux de construction sont systématiquement récupérés, les briques, les pierres, les poutres et tous les éléments sont repris par une entreprise spécialisée qui pourra les revendre. Une maison en dur n’est jamais démolie mais elle est démontée, au sens propre. Le bannissement du ciment au profit du mortier permet de récupérer assez simplement les briques et les pierres, sans les briser. Les tuiles, les poutres, les vitrages et bien d’autres éléments récupérables pourront être réintégrés dans de nouveaux projets. On n’oubliera pas non plus les membranes d’étanchéité, les tuyaux, les fils électriques, etc..

Pratiquement tout ce qu’on mange est issu de l’agriculture locale, directement ou indirectement. Afin que la terre ne s’appauvrisse pas, les déchets organiques doivent impérativement retourner à l’agriculture . Ces déchets constituent des engrais indispensables par leur apport en azote, en potassium et (surtout ?) en phosphore. Il ne peut être question du tout à l’égout ou du tout à la poubelle, il faut refermer le cycle des matières organiques. Pour y parvenir, les habitants ont adopté différentes techniques, collectives ou individuelles. Encore faut-il que les déchets organiques ne soit pas pollués par la multitude de produits chimiques que l’on avait pris l’habitude d’inclure dans tout et n’importe quoi. Aujourd’hui, les chimistes spécialisés dans les composés toxiques veillent au grain et lancent l’alerte chaque fois qu’ils détectent une anomalie.

Un marché-brocante

Même s’il est loin de voir passer tout le flux économique de la ville, le marché du jeudi est un élément important du fonctionnement de Douxville, tant pour ceux qui vendent que pour ceux qui achètent, pour ceux qui cèdent que pour ceux qui acquièrent. Chacun y trouve intérêt et agrément. Le marché représente une occasion idéale pour se procurer quelques produits frais ou pour en découvrir des légumes moins connus. On peut alors sauter sur l’occasion pour demander comment ça se cuisine et s’informer sur la meilleure recette. Le marché n’est évidemment pas la source unique de produits frais car il y a aussi ceux que l’on produit soi-même ou avec son petit groupe de compagnons maraîchers et peut-être surtout ceux que l’on peut acquérir chez un agriculteur ou dans une entreprise de production agricole.

À Douxville, beaucoup d’habitants exercent une activité rémunérée, dans une entreprise ou dans un service public, pratiquement toujours à temps partiel. Mais chacun a son tempérament et certains habitants se sentent plutôt une âme d’artisan et préfèrent exercer leur art, quel qu’il soit, de manière plutôt indépendante. Ils profitent alors du jour de marché pour écouler leur production. Par exemple, on l’a vu, la passion de Victor ce sont les légumes. Il en connaît toutes les particularités. Tout un savoir transmis par les anciens et par le conseiller de l’école supérieure d’agronomie. Il cultive avec soin un grand potager qui produit bien plus que ce dont sa famille a besoin. Grâce au marché, Victor peut écouler sa production excédentaire et se procurer ainsi l’argent nécessaire à des achats complémentaires, objets, fournitures ou services divers. Même si cela demande pas mal de travail, Victor peut ainsi faire ce qu’il aime, en toute autonomie. Contrairement à d’autres, il aime la jouer perso. Pour Nathalie aussi, réparer et retaper des vêtements, c’est sa manière de gagner l’argent pour améliorer son quotidien. Les activités artisanales sont tellement nombreuses que je ne saurais les citer toutes : fabriquer, retaper ou réparer des objets, saler, fumer, cuisiner ou conserver des aliments, coudre, tricoter, ou tisser des vêtements.

La fonction sociale du marché du jeudi saute aux yeux. Les habitants s’y croisent et s’y recroisent. Tout est sujet d’échanges ou de conversations, à propos de tout et de rien : le futur bébé, la dernière décision du conseil communal, la recette de la soupe aux topinambours ou le prochain festival de musique. C’est aussi l’occasion pour les isolés de trouver un peu de chaleur humaine et pour les paumés de recevoir quelques invendus.

Si la convivialité y est évidente, c’est particulièrement par les possibilités d’échanges divers que le marché démontre son utilité. Il est un maillon indispensable pour favoriser la circulation de biens et en permettre ainsi un usage plus long et plus durable. Il apparaît donc aussi comme une grande brocante qui permet à chacun de venir vendre ou échanger un objet dont il n’a plus l’usage. En outre, c’est aussi un lieu pratique pour donner et recevoir lorsque l’argent n’est pas essentiel.

En résumé, le marché du jeudi permet de faire circuler au mieux les objets des mains de ceux qui n’en ont plus besoin vers celles de nouveaux utilisateurs. Il permet aussi d’écouler les produits artisanaux et les petits excédents de production alimentaire. La vie matérielle des habitants en est grandement facilitée. Lieu d’échange et de débats, le marché a puissamment contribué à forger ce qu’on appelle la mentalité douxvilloise.

Ville en transition – Ungersheim

Des amis me font part de leur enthousiasme après la découverte de « Qu’est-ce qu’on attend ? », un documentaire sur Ungersheim, ville en transition. Ils me le recommandent chaudement.

De fait, le compte-rendu publié dans le journal est particulièrement positif et sa réalisatrice, Marie-Monique Robin, ne cache pas son admiration :

Le bonheur que dégagent ceux qui participent au mouvement de la Transition et que j’ai pu filmer, c’est ce qui frappe véritablement.

J’avais déjà entendu parler de ce projet de transition mais n’avais pas creusé plus avant.

Il est évident qu’une partie des habitants (ainsi que le maire) de Ungersheim sont animés de très bonnes intentions et qu’ils souhaitent sincèrement apporter leur contribution à la solution des problèmes environnementaux. En ce sens, je ne peux que les admirer et les encourager. Et j’espère bien que ce genre de démarche va se multiplier.

C’est pour alimenter la réflexion sur les villes en transition que je vous soumets ma petite analyse de coin de table, plutôt terre-à-terre. La tête dans les nuages mais les deux pieds sur terre dit-on. Et je peux aussi être un homme de chiffres, un homme de réel et de concret. Quand c’est nécessaire. 🙂

Dans ce genre de situation, je regarde d’abord deux choses :

  • La densité de population. Car une commune avec un vaste territoire pour peu d’habitants ne serait pas représentative de la situation (en Europe). Elle devrait alors venir en soutien des villes (alimentation et énergie). Ici, pas de problème. Avec 154 habitants par km², Ungersheim est proche de la moyenne européenne.
  • Le niveau (mode) de vie et de consommation des habitants. Car il est très directement corrélé  aux impacts environnementaux et à la consommation d’énergie. Quand on sait combien d’argent quelqu’un dépense, on sait combien il consomme d’énergie, directement et indirectement, car le couplage est très fort entre l’énergie et la consommation. Et quand on sait combien quelqu’un gagne d’argent, on sait aussi automatiquement combien il consomme (ou délègue la consommation à d’autres via l’épargne et l’investissement). En ce qui concerne Ungersheim, ce n’est pas triste ! L’INSEE nous en apprend beaucoup. Plus de 20.000 € de consommation par personne et par an (plus de 36.000 si on inclut la santé, l’enseignement, les administrations, …). Si toute l’énergie était produite par ce seul moyen, il faudrait, pour correspondre à cette consommation, environ 500 m² de panneaux photovoltaïques par personne (ou plus de 800 si on inclut…). Pour toute la population de la ville, il faudrait près de un million de mètres carrés de panneaux (plus de 1.700.000 si on inclut…), superficies qu’on peut comparer à celle de la centrale solaire d’Ungersheim, la plus grande centrale solaire d’Alsace, avec ses 4.000 m² ! Tout ça ne m’étonne pas du tout car ça correspond bien avec l’impression qui se dégage des scénarios d’une Europe 100% renouvelables. Mais c’est évidemment parfaitement intenable… sans combustibles fossiles ! Raison pour laquelle, Douxville a entamé une transition quelque peu différente.

Il est bon de toujours garder quelques points à l’esprit :

  • Toutes les consommations de biens et de services impliquent des consommations d’énergie. Toutes. Certaines plus que d’autres, peut-être, mais, au total, et malgré leur apparente diversité, les modes de vie des Européens sont très semblables (habitat, mobilité, télécommunications, santé, etc.) comme on peut le deviner en examinant les statistiques de consommation des ménages.
  • Tout ce qu’on gagne sert à consommer ou à épargner/investir, ce qui correspond à une autre consommation.
  • On ne peut pas diminuer son empreinte écologique sans diminuer ses revenus. Je sais, c’est incroyable et, pour notre société et nos politiciens, c’est difficilement concevable. Seuls les mouvements de décroissance, de plus en plus nombreux, sont en phase avec cette réalité physique. D’ailleurs, les communautés universitaires leur marquent un intérêt croissant.

Dans l’article du journal, je suis par exemple frappé par l’importance du mot “économie” et par le peu de compréhension attaché à ses implications économiques. On y lit des phrases comme :

  • En 2000, Ungersheim était pionnière en chauffant sa piscine municipale exclusivement au moyen de panneaux solaires. Depuis, un éco-hameau est sorti de terre, composés de neuf maisons passives aux murs de bois, à l’isolation de paille et à la toiture en cellules photovoltaïques.”
  • “(…) la distribution de l’eau a été reprise en régie municipale, faisant baisser le prix de 10 %.”
  • “Depuis 2005, la commune a réalisé plus de 120.000 euros d’économies, n’a jamais augmenté les impôts locaux (…)”

La préoccupation économique saute aux yeux. Pourtant, quand on fait des “économies“, parce qu’on isole sa maison ou chauffe sa piscine avec des panneaux solaires, on dispose de cet argent économisé pour effectuer d’autres dépenses et donc consommer de l’énergie autrement. Ce n’est donc pas une diminution de la consommation d’énergie mais un transfert de consommation. Une école m’expliquait par exemple que grâce aux économies de chauffage ils avaient pu acheter des tablettes pour les élèves. Donc : transfert. On parle souvent d’effet rebond ou d’effet de revenus. Idem quand on n’augmente pas les impôts locaux. Les habitants gardent donc plus d’argent à dépenser ailleurs.

Et pour les curieux, il y a aussi un article sur la démarche de Ungersheim sur l’excellent site reporterre.net !

Encore une fois, mon seul objectif est d’apporter des éléments de réflexion au débat, pas du tout de critiquer une démarche que je soutiens clairement. Je suis d’autant plus intéressé par l’expérimentation d’Ungersheim que cette petite ville ressemble fort à Douxville : même population, même étendue et (surtout ?) même envie de trouver une voie combinant le bien vivre dans une société conviviale avec une préservation réelle de l’environnement.