Faire ou défaire

Avant de soupeser méticuleusement les avantages et les inconvénients du faire et du défaire, il faut se demander si le changer reste encore de l’ordre du possible. Car qui dit transition dit changements! Et la marge de manœuvre semble particulièrement étroite si l’on en croit l’échange qui suit.

  • Ton projet est complètement irréaliste ! Comment veux-tu que je conduise les enfants à l’école et que je fasse les courses si je n’ai pas de voiture ?
  • Tu ne peux pas habiter en ville, plus proche de l’école et des commerces ?
  • Impossible, les maisons sont trop chères ! Et puis, tu comprends, j’ai aussi besoin de vivre au milieu de la verdure.

Vous avez certainement déjà entendu ça. Et ce n’est pas vraiment faux. Il est difficile d’imaginer comment faire autrement dans un système où tout est organisé autour de l’automobile. Peu y parviennent.

Et je ne parle pas des multiples couches d’emballage plastique dont ma poubelle déborde. Pratiquement tout est emballé dans du plastique et donc … dans du pétrole. Pourtant on a beau se creuser, il est vraiment très difficile d’imaginer comment on pourrait faire autrement. Essayez ! C’est une question d’hygiène paraît-il ! Cerise sur le gâteau, lorsque cette poubelle passe par l’incinérateur, tout ce plastique devient par magie une énergie renouvelable. Les lobbys industriels ont réussi là un beau coup : faire passer du pétrole pour une énergie renouvelable. Carpe, je te baptise lapin ! Chapeau ! Passons.

Et ce qui est vrai pour l’automobile ou les emballages l’est tout autant pour quantité d’autres objets ou denrées du quotidien. Des bananes tous les matins, des avocats ou du saumon chaque semaine, des soirées à regarder un film en streaming, quoi de plus naturel ! Machine à café full automatique, centrale de repassage à vapeur, lave-vaisselle, etc., ce sont toutes de véritables petites usines, fragiles, à la durée de vie souvent courte mais grosses consommatrices d’énergie. Mais pourtant, quoi de plus standard ? C’est simplement comme ça que tout le monde vit ! Toujours plus de voyages,  de kilomètres parcourus, de carburant ou d’électricité consommés ? C’est ça le progrès ! Vivre autrement ? Impossible !

Normes de référence (shifting baselines)

Voila, le mot est lâché. Impossible. Impossible de faire autrement. Mais au fond, pourquoi en est-il ainsi ? Pourtant nos grands-parents étaient pour la plupart tout aussi heureux que nous (lorsqu’il n’y avait pas de guerre). On sait depuis longtemps que, passé un certain niveau, consommer plus ne rend pas plus heureux 1. Pourtant, chacun pense que le mode de vie qu’il voit autour de lui est la norme, que ce sont ceux d’avant ou ceux d’ailleurs, qui sont “a-normaux”. Ce phénomène de glissement progressif des normes de référence (shifting baselines) a été particulièrement examiné par le psychosociologue Harald Welzer dans ses livres « les guerres du climat » ou « Les Exécuteurs. Des hommes normaux aux meurtriers de masse » qui s’interroge sur les génocides en Allemagne ou au Rwanda. À chaque fois, on s’habitue progressivement jusqu’à considérer la manière dont on agit comme tout à fait normale. Il devient alors très difficile d’envisager un autre avenir que le prolongement, en plus intense, de ce que l’on vit déjà. Peut-on s’affranchir de ce phénomène ? Peut-on imaginer Douxville sans être ligoté par ce syndrome, obligés pas à pas à finalement reproduire le mode de vie d’aujourd’hui, celui qui justement est la cause principale des dérèglements ? Que faire ?

Déconstruire ou construire

La transition peut s’envisager de deux manières finalement assez différentes.

  1.  Partir de la situation actuelle et se débarrasser progressivement du superflu jusqu’à rentrer dans les clous. C’est à dire par exemple ne plus dépendre des combustibles fossiles.
  2. Partir d’une page blanche et ajouter progressivement chacun des ingrédients qui, ensemble, formeraient le cadre d’une « bonne vie », conviviale et épanouissante.

Le lecteur choisira sa méthode préférée, dépendant de ses perceptions, ses envies mais aussi des perceptions et des envies de son entourage.

Déconstruire semble a priori la méthode la plus simple. C’est un peu comme quand il faut vider sa cave ou son grenier. On regarde chaque objet, souvent avec un brin de nostalgie et d’affection, ou en se disant que ça peut toujours servir, et on le pose sur l’un des deux tas : “à conserver” ou “à donner/vendre/jeter”. Une fois l’opération terminée, il faudra calculer ce qu’on a éliminé et vérifier que le nouveau mode de vie, simplifié, pourra dorénavant se suffire des ressources naturelles environnantes, qu’il permettra donc bien par exemple de se passer des combustibles fossiles. Et là, pour les habitants des pays développés, on peut s’attendre à pas mal de désillusions tant la dépendance  aux ressources non renouvelables est devenue énorme. En effet, les combustibles fossiles représentent 85 % de l’énergie qui fait tourner la machine économique. L’empreinte écologique des européens est deux fois trop élevée compte tenu de la biocapacité de leur territoire. Supprimer, élaguer, réduire de tous côtés et en quantités importantes demande un courage peu commun. Néanmoins, la méthode de déconstruction a des avantages. Elle n’exige pas de plonger dans l’inconnu, il suffit de se livrer à un (très) important effort de simplification. Sa limite est cependant que beaucoup de choses ne dépendent pas seulement de la bonne volonté personnelle mais aussi (surtout ?) des modes de fonctionnement collectifs que les européens ont progressivement adoptés et que l’on peut difficilement modifier seul dans son coin : mobilité, habitat, télécommunications, alimentations, santé, etc..

Construire semble par comparaison une méthode plus enthousiasmante car elle entraîne au rêve, à l’imagination et à la création. Je ne doute pas que ce soit la méthode préférée des jeunes. Rappelons-nous Robinson Crusoé, sur son île déserte, qui, avec l’aide de Vendredi, a dû s’inventer progressivement tout son univers !2 Ainsi la transition consisterait à créer progressivement, à partir d’une table rase, en famille, en groupe et en société, un cadre de vie qui permette à chacun de s’épanouir dans la dignité.

Au final, il est probablement psychologiquement beaucoup plus satisfaisant de construire son univers de vie en définissant et en installant les éléments désirables plutôt qu’en étant contraint de supprimer tout un tas d’éléments auxquels on était vachement habitués.

Les vestiges du passé

Construire est donc la méthode préférée des enfants et des jeunes. Une sorte de grand jeu ! Et c’est un peu la méthode qu’ont suivie les habitants de Douxville. Sur un territoire de 50 km2 pour cette petite ville de 7.500 habitants, ils ont pu progressivement s’inventer un mode de vie plutôt confortable et plaisant, même si la vie n’y est pas nécessairement toujours facile. Les habitants auraient cependant tort de se priver des ressources du passé. Qu’elles soient matérielles ou intellectuelles, objets ou savoirs, ces ressources peuvent certainement rendre de fiers services. Partir de zéro ne veut certainement pas dire qu’il faut tout réinventer.

Il n’est pas interdit de réemployer ou de valoriser les multiples vestiges de la société industrielle du passé, bien au contraire. Certaines structures et certains objets particulièrement utiles sont encore fonctionnels. Ils sont remis en état voire améliorés. Il traîne aussi, de tous côtés, des restes d’équipements divers et variés. En les récupérant pour de nouveaux usages, ils permettent de diminuer nettement la dépendance de la ville aux ressources naturelles.

Il n’est pas non plus interdit d’utiliser les plus subtiles des techniques connues à ce jour. Il existe déjà une multitude de merveilleuses techniques qui permettent de travailler moins ou de vivre plus confortablement tout en étant extrêmement peu dépendant des ressources naturelles. La liste en est très longue. Pour l’exemple, on citera la permaculture et l’agroforesterie, l’énergie photovoltaïque et les petits moteurs électriques, le double vitrage et l’isolant naturel, le moulin à eau et l’éolienne, sans oublier l’emblématique roulement à billes, indispensable aux vélos efficaces et à pratiquement tout ce qui tourne.

Et il n’est pas non plus interdit de contribuer à un patrimoine commun du savoir technique contenu dans des schémas, des plans et des manuels techniques. Une sorte de Wikipédia de la technique dont tout le monde pourrait disposer librement et que les plus compétents amélioreraient et enrichiraient progressivement. À la condition toutefois que les règles du jeu aient été modifiées en sorte que les groupes mondiaux dominants, alliant pouvoir et argent, ne puissent plus s’emparer de ce savoir. En effet, la privatisation de patrimoines communs, la terre ou les savoirs, a été une constante de la mondialisation libérale. Ainsi en a-t-il été avec les brevets sur le vivant ou les réglementations sur la commercialisation des semences, rédigées sous le contrôle bienveillant des industries semencières.

Imaginer une organisation matérielle entièrement nouvelle pour produire et consommer tout ce qui nous est nécessaire n’est pas un retour à l’âge de la pierre mais un retour à l’âge de la suffisance et de la satiété ! Ainsi en va-t-il à Douxville.

  1. C’est le paradoxe proposé par Easterlin, qui a provoqué une flopée d’articles scientifiques desquels les ressorts idéologiques ne sont pas absents. Plus que le niveau de consommation, se sont les inégalités qui sont importantes pour le sentiment de bien-être : pourquoi devrais-je avoir moins que mon voisin ?
  2. Selon ses goûts et valeurs, on pourra préférer le « Robinson Crusoé » de Daniel Defoe ou le « Vendredi ou la vie Sauvage » de Michel Tournier.

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