Le monde des environnementalistes se divise en deux, ceux font confiance à l’intelligence technique et ceux qui font confiance à l’intelligence sociale. Les premiers considèrent que les techniques présentes et futures permettront d’échapper aux conséquences du réchauffement climatique, sans devoir apporter de modifications profondes à leurs modes de vie. Les seconds pensent, sous l’impulsion d’une jeunesse souvent assez lucide, qu’il appartient aux humains d’adapter fondamentalement les institutions et les modes de vie à un environnement précieux. Ils sont bien conscients de la futilité de la course à la technologie, qui ne fait qu’ajouter des problèmes aux problèmes, dans une fuite en avant suicidaire, comme madame Irma nous l’a encore montré récemment.
Ces deux groupes manifestent ensemble pour reprocher à leurs gouvernements de ne (presque) rien faire. Pourtant, s’ils se rejoignent dans l’opposition au système en place, leurs visions d’un futur désirable sont diamétralement opposées. Le débat de société s’avère indispensable pour clarifier ces positions antagonistes. Jusqu’ici, à part le tri des déchets, l’oxymorique développement durable, et la repeinte en vert de toutes les entreprises, c’est le calme plat.
Pour les partisans d’un futur technologique radieux, soutenus par l’ensemble du monde économique, les sceptiques, dont je suis, sont des déclinistes, des pessimistes, voire des catastrophistes. Pourtant, il me semble que ceux qui contribuent à la catastrophe (climatique) sont, je leur demande pardon, les vrais catastrophistes. Leur addiction à la croissance, au toujours plus, à la richesse sans limites, a fini par impacter la biosphère de manière irréversible. Ils contribuent par cela à étoffer la cohorte des pessimistes, tant l’avenir qu’ils nous préparent apparaît de plus en plus sombre au yeux d’un nombre croissant d’esprits lucides. Il fallait le dire, voila qui est fait ! Et avec le sourire.
Les bienfaits du progrès !
Il est indéniable que l’histoire de l’humanité est jalonnée de progrès techniques, dans tous les domaines. Il est tout aussi indéniable qu’un certain nombre de ces progrès techniques ont contribué à améliorer le sort des humains, leur rendant la vie moins dure, protégeant mieux leur santé, permettant l’épanouissement d’une vie sociale riche et diverse. Pourtant, les progrès techniques ne peuvent pas être infinis, croître jusqu’au ciel, et ils ne sont pas non plus sans conséquences (parfois très) négatives, à commencer par celle du changement climatique, induit par l’addiction aux énergies fossiles. Le progrès technique est comme la langue d’Ésope, tout à la fois la meilleure et la pire des choses.
Ivan Illich est l’un des premiers penseurs a avoir explicitement mis en évidence la trajectoire d’une technique nouvelle, depuis son apparition, qui soulage quelque peine ou fatigue, jusqu’à son usage tellement massif qu’elle en est devenue globalement toxique1. Selon Illich, il y a ainsi deux seuils : un premier qui laisse apparaître les bénéfices du nouvel outil, suivi, quelques décennies plus tard, par un second seuil, à partir duquel les effets négatifs apparaissent de plus en plus nettement et dominent les effets positifs. Dans une société organisée de telle manière que la croissance économique y soit obligatoire, ce second seuil est toujours franchi, quelle que soit la technique. Le système économique en vigueur, le capitalisme, ne tolère pas d’arrêt dans la croissance qui cannibalise tous les progrès techniques. Que ce soit dans le domaine de la santé, celui de l’agriculture, de la mobilité ou des télécommunications, on peut trouver de multiples exemples de ce phénomène.
Il y a certainement des désaccords pour savoir à partir de quel moment de son développement une technique devient nuisible. Par exemple, pour moi, il est déjà tout à fait clair que l’automobile a dépassé ce second seuil : émissions de CO2 qui accélèrent le réchauffement climatique ; émissions de polluants locaux qui minent la santé ; encombrement des villes qui laisse (très) peu de place aux modes de déplacement doux ; stationnement, circulation et bruit qui ont privé les rues des villes de l’essentiel de leur vie sociale ; accidents et morts, souvent jeunes, souvent innocents, lorsqu’ils traversaient la rue sur un passage (dit !) protégé par exemple. Mais je sais bien que beaucoup considèrent encore l’automobile comme une merveille absolue, qui leur procure un intense sentiment de liberté, d’indépendance voire de puissance. Et puis il y a aussi ceux, nombreux, qui me disent qu’ils ne peuvent pas faire autrement, que there is no alternative. Et ils ont raison ! Car l’urbanisme et l’aménagement du territoire ont encouragé cette forme de mobilité, jusqu’à la rendre souvent incontournable. Heureusement, Douxville a pu surmonter cet obstacle.
Le progrès technique constitue-t-il la solution aux dérèglements climatiques ? Permettrait-il de se passer de l’énergie ou, plus simplement, des combustibles fossiles. Certains le pensent, mais l’examen soigneux de l’histoire des progrès techniques laisse plutôt à penser qu’il s’agit là surtout d’une illusion, d’une bien-pensance, destinée à rassurer ceux qui considèrent que leurs modes de vie ne sont pas négociables2. Et puis, c’est tout le capitalisme qui tire et qui pousse pour qu’on aille vers plus de technique, plus de production, plus de consommation et… plus de profits. Il s’agit de convaincre ou de corrompre les gouvernants pour qu’ils adoptent des politiques industrielles ambitieuses, lancent de grands projets d’infrastructures nouvelles, et les subsidient largement.
Progrès ou innovation ?
Internet est une réalisation technique prodigieuse. Est-ce pour autant un progrès ? Rien ne se fait plus sans Internet : la correspondance, la gestion financière, l’enseignement, les soirées cinéma, les médias, le commerce, la diffusion de la musique, ou de la religion. Et le progrès (?) des objets connectés, des centaines de milliards d’objets connectés, provoque aujourd’hui une nouvelle explosion de son usage.
Internet est en passe de devenir le premier consommateur mondial d’électricité, obligeant à en produire toujours plus, peu importe comment. Tous les appareillages qui sont nécessaires au fonctionnement et à l’utilisation d’Internet ont fait du secteur industriel qui les produit un acteur majeur de l’économie mondiale, avec, là aussi, une énorme consommation d’énergie. De plus, ces techniques font un usage intensif de métaux rares, extraits par exemple de mines africaines tachées de sang, et elles sont devenues tellement miniaturisées que leur recyclage en est devenu largement illusoire. Et ce n’est probablement pas un hasard si une bonne partie de ce matériel, dont on ne sait trop que faire, tant il est devient rapidement obsolète, finit dans des décharges africaines, habitées par de misérables « recycleurs », souvent encore enfants.
Si certains s’enthousiasment de ce formidable progrès, je fais partie de ceux, pour beaucoup issus des sphères scientifiques, indépendants du monde industriel, qui s’interrogent sur le nombre d’années pendant lesquelles ce progrès peut encore se poursuivre et s’amplifier, avant un effondrement technico-économique de plus en plus probable3.
J’appellerai innovations ce type de progrès, celui qui, tel Internet, rend possible de nouveaux usages, par le moyen de nouveaux équipements. Peu importe qu’elles soient bénéfiques ou maléfiques, si ces innovations se répandent, elles ne font qu’augmenter notre dépendance aux ressources naturelles et à l’énergie en particulier.
Internet est le poste de dépenses qui a connu, au cours de ces deux dernières décennies, la plus forte hausse dans les dépenses de consommation des ménages4. Internet n’est cependant qu’un exemple d’innovation. Il y en a bien d’autres, parfois beaucoup plus modestes, comme ces merveilleux appareils à souffler ou à aspirer les feuilles mortes ; comme les drones, qui permettent de tuer les ennemis, d’espionner les voisins ou de livrer les colis expédiés par un géant mondial du commerce en ligne ; comme les nanoparticules (de dioxyde) de titane qui donnent à nos dentifrices une magnifique couleur blanche et à nos crèmes solaires une efficacité sans pareil. Les innovations se suivent mais ne se ressemblent pas nécessairement. Certaines tombent rapidement dans l’oubli, d’autres connaissent le succès. Alors, après l’innovation, viennent les usines, les machines, les nouvelles quantités d’énergie qu’elles nécessitent, la production de masse, l’obsolescence, les déchets, que l’on dit souvent recyclés, économie circulaire oblige, mais qui ne le sont que très peu en pratique, tant ce recyclage est complexe voire impossible.
Mais il existe un autre type de progrès technique : celui qui améliore l’efficacité ou le rendement de techniques déjà connues. Faire plus avec moins, a-t-on coutume de dire, en se pourléchant déjà les babines. Ainsi, les moteurs des automobiles, ceux des camions, des bateaux ou des avions ont déjà plus d’un siècle d’histoire derrière eux. Année après année, des améliorations leur ont été apportées. Au début, les progrès ont été rapides, par la suite, ils furent plus lents et, maintenant, à l’approche des limites physiques, ils ne sont plus que marginaux, sans pour autant cesser d’exiger des budgets de développement de plus en plus colossaux. Les géants de l’automobile l’ont bien compris : ils n’ont plus vraiment d’autre solution que celle de tricher et de mentir sur les performances de leurs véhicules… Évidemment, le public s’indigne, les politiques crient au scandale. Mais, pourtant, a-t-on réellement envie de voitures qui consomment moins ? Non ! Sinon on achèterait des voitures légères (elles sont de plus en plus lourdes, au détriment de la sécurité des usagers faibles) ; des voitures avec un moteur moins puissant, moins de vitesse, moins de reprises ; des voitures qui ne sont pas équipées de l’air conditionné ou de multiples gadgets qui en augmentent la consommation.
Dans tous les domaines industriels, des améliorations d’efficacité ont été constantes, plus ou moins significatives, depuis le début de l’ère industrielle : production d’électricité, sidérurgie, industrie cimentière, chimie, etc… Les progrès d’efficacité nouveaux deviennent de plus en plus marginaux tout en exigeant des arbitrages et des compromis de plus en plus délicats, par exemple avec une dépendance croissante à l’utilisation de métaux rares. La saturation de ce type de progrès technique est un phénomène généralisé. La dernière à être entrée dans le club des techniques matures est la technique photovoltaïque.
Il faut insister là-dessus, les principes physiques à la base de toutes les techniques d’aujourd’hui, y compris le photovoltaïque, sont connus depuis plus d’un siècle. Rien de nouveau depuis. Pour rappel, la dernière découverte scientifique fondamentale en la matière date de 1905, avec la relativité restreinte. Il s’agissait du principe à la base des énergies nucléaires !
Et pour couronner le tout, beaucoup d’ingénieurs ignorent encore — ils ne devraient plus mais on ne le leur a pas enseigné — que leurs efforts, non seulement n’aident pas à diminuer la consommation globale d’énergie, mais, au contraire, contribuent à l’augmenter : plus de kilomètres parcourus et plus rapidement, des habitations plus spacieuses (par occupant), des équipements de plus en plus divers, de plus en plus nombreux, etc. Le capitalisme mondialisé s’empare de chaque progrès technique pour accroître ses profits, en poussant à des consommations nouvelles ou à des consommations supplémentaires, plus ou moins consenties. Ainsi va notre système économique.
And so what ?
La conclusion est semble assez évidente. Sans aucun combustible fossile, la technique peut certainement aider à mener une vie digne, saine et épanouissante ; à atténuer les duretés de la vie quotidienne ; à soulager des souffrances ; à vivre dans la joie et la bonne humeur. Mais il n’y aura pas de révolution technique qui permettrait de poursuivre et d’accroître, sans conséquence environnementale majeure, un mode de vie devenu définitivement insupportable. Il n’y aura pas de solution technique susceptible d’échapper à l’effondrement d’un système technique hypertrophié, essentiellement basé sur les combustibles fossiles, faute d’alternative crédible qui soit à la mesure des quantités d’énergie actuellement consommées.
Seules les techniques connues, depuis des décennies, voire des siècles, améliorables à la marge, resteront à la disposition des générations présentes et futures. Et c’est tant mieux car elles les aideront à mener une bonne vie. Mais il faudra que tous soient vigilants, qu’ils regardent les nouveaux usages, dénommés innovations, avec prudence et circonspection. En valent-ils réellement la peine ? Sont-ils réellement soutenables ?
Si aucune révolution technique n’est à la hauteur des enjeux, une révolution sociale reste néanmoins envisageable, selon moi, et très hautement souhaitable. Il s’agira de mettre en place des institutions (des règles du jeu, des lois) et un système technico-économique différent. Et c’est cela que les Douxvillois ont entrepris, en délibérant d’abord, puis en se retroussant les manches. En prenant directement leur sort en main, ils ont développé une démocratie et un mode de fonctionnement qui permettent à chacun de s’épanouir, sans pour autant détruire une Nature dont ils savent faire partie et dont ils dépendent totalement.
- La pensée de Jacques Ellul, inspirateur de Illich, mérite aussi un petit détour. Le court texte de Stéphane Lavignotte, Jacques Ellul : une pensée critique de la technique, en donne un bref résumé. ↩
- Une idée répandue est qu’il serait possible de n’utiliser que des énergies renouvelables. L’examen illustré de cette proposition permettra d’en juger la crédibilité. ↩
- Pour ceux qui n’ont pas froid au yeux, le journal Libération a publié cette tribune de Yves Cochet, président de l’Institut Momentum, par laquelle il tente bien courageusement un pronostic temporel. ↩
- Un regard sur les statistiques de consommation des ménages aide certainement à prendre conscience de ce à quoi, en réalité, nous consacrons nos revenus. ↩