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L’entreprise du futur

L’entreprise est au centre de la vie économique contemporaine. Pratiquement toutes les choses que nous consommons ou utilisons dans notre vie quotidienne sont produites par une entreprise. Ou, plus précisément, par un enchevêtrement d’entreprises, petites, grandes ou gigantesques. C’est dire si cette chose très courante qu’on nomme entreprise, mérite que l’on s’y intéresse. Car quoi qu’on en pense, elle reste bien mal comprise. En effet, il y a un grand écart entre l’entreprise vue comme objet social et l’entreprise vue comme objet de droit. Examinons ça de plus près.

L’approche sociologique

Une définition qui en vaut une autre serait : « Une entreprise est une collaboration humaine dont la finalité est la production de biens et services destinés à répondre aux besoins des personnes« . Ce genre de collaboration existe depuis la nuit des temps. La production directe pour soi ou pour sa famille (l’auto-production) devient rapidement trop difficile lorsque le processus de production se complexifie un tant soit peu. Un même individu peut difficilement assurer tous les rôles dans une production. Tout naturellement des humains se sont associés pour produire plus efficacement.

Dans le fonctionnement de l’entreprise, les analyses les plus courantes identifient deux groupes sociaux principaux : les travailleurs et les patrons. S’y ajoutent parfois les consommateurs, les actionnaires (ou les propriétaires) et, beaucoup plus rarement, les voisins, ceux qui subissent les externalités négatives impactant leur environnement.

Dans le contexte de notre réflexion, les groupes d’intérêts devraient être :

  • Les consommateurs ou utilisateurs, ceux à qui la production est destinée. En principe, la production est censée répondre à certains de leurs besoins. Cette prétention peut et doit cependant faire l’objet de multiples réflexions et critiques. L’expression des besoins devrait être un premier élément déterminant d’une analyse sociologique de la production. Il faudra y revenir.
  • Les travailleurs, ouvriers, employés ou cadres, qui consacrent une part importante de leur activité (et de leur vie) à assurer le bon fonctionnement de l’entreprise. Le travail peut être épanouissant ou abrutissant, selon le cas. Il reste cependant un élément déterminant de la reconnaissance sociale et de la dignité humaine.
  • Les actionnaires ou propriétaires qui mettent à disposition les moyens financiers et les moyens matériels indispensables à la production. Les intentions de ces investisseurs peuvent être très variables, souvent fondamentalement différentes selon la taille de l’entreprise concernée, depuis la petite entreprise jusqu’à la multinationale.
  • Les voisins, les impactés et les générations futures, tous ceux qui subissent les nuisances de la production, qu’elles résultent de l’extraction des ressources naturelles, du rejet des déchets ou de toute autre conséquence néfaste de la production. En un mot, il s’agit de tous ceux qui subissent aujourd’hui et subiront à l’avenir les conséquences des dégradations de l’environnement.

Bien entendu, un même individu peut appartenir à plusieurs de ces groupes d’intérêt. C’est d’ailleurs plutôt la règle dans les (très) petites entreprises car leur fonctionnement est souvent de type familial et souvent empreint d’une bonne dose de paternalisme. L’intérêt général y est assez souvent naturellement rencontré car ces petites entreprises restent encastrées dans la société (pour reprendre l’expression de Karl Polanyi). Par contraste, dans les très grandes entreprises, multinationales et transnationales, les différents groupes d’intérêts sont complètement détachés les uns des autres, s’ignorant en général complètement. Notre analyse s’intéresse donc plus particulièrement à ce dernier type d’entreprises car, dans leur cas, les conflits entre l’intérêt privé et l’intérêt général semblent inévitables. Avec des conséquences souvent énormes sur la santé, sur la nature, et en général sur la vie de milliers (ou de millions) de personnes.

L’approche juridique

Pour le droit, aussi étonnant que cela puisse paraître, l’entreprise n’existe tout simplement pas. « L’entreprise est un impensé juridique » dit Blanche Ségrestin, professeur en sciences du management à Mines ParisTech1. S’il existe des code du travail, du commerce ou de l’environnement, point de code de l’entreprise ! Ce qui existe en revanche dans le droit, ce sont les personnes physiques et les personnes morales2. N’étant pas une personne physique, l’entreprise est donc une personne morale. Et la forme juridique la plus courante adoptée par les acteurs dominants de l’économie est celle de « Société anonyme » aussi dite « Société de capitaux » (limited company). Ces sociétés sont donc des associations d’actionnaires. N’étant pas personne physique, la personne morale peut croître sans limites et survivre indéfiniment. De plus, elle n’éprouve ni émotions ni sentiments.

C’est en raison du caractère absolu du droit de propriété que les détenteurs du capital, les actionnaires, sont les seuls propriétaires de l’entreprise. Par là, ils en ont le contrôle exclusif. C’est l’Assemblée Générale (AG) des actionnaires qui nomme les membres du Conseil d’Administration (CA). Il appartient à ce dernier de fixer la stratégie de l’entreprise et d’en désigner la direction générale. De ce point de vue, l’entreprise représente donc exclusivement l’intérêt des actionnaires car elle fixe sa stratégie selon leur volonté. Bien entendu, les États édictent beaucoup de règles que doivent respecter les entreprises. Ces règles concernent le travail, l’environnement, les taxes et les impôts et encore bien d’autres domaines. Il n’empêche que les entreprises sont libres de débaucher, de délocaliser ou de fermer si, pour les plus grandes d’entre elles, elles n’arrivent pas à influencer les gouvernements dans un sens qui leur convient. Les médias en témoignent chaque jour.

L’intérêt général

Le rouage principal de l’économie d’aujourd’hui, l’entreprise, a donc été inventé de manière à ne représenter que l’intérêt de la catégorie des propriétaires. La raison pour laquelle il en est ainsi est probablement à rechercher dans la composition des assemblées législatives au moment où, dans le courant du XIXe siècle, les fondements des lois sur les sociétés ont été établis. Le droit de propriété y revêt un caractère tellement absolu qu’il n’a pu que prendre le pas sur la plupart des autres droits humains. Il n’y a pourtant pas d’obligation philosophique ou morale à ce qu’il en soit ainsi. Je m’en réfère pour cela au philosophe Axel Gosseries qui a abordé cette question dans les pages ‘Entreprise‘ d’un quotidien belge : « L’actionnaire : (seul) copropriétaire ?« 3. Au final, seuls les rapports de force sociaux entre l’élite et le reste de la population ordinaire ont été à l’origine de cette situation. Elle reste pour moi une étrangeté peu compatible avec le projet de Douxville.

L’intérêt général reste donc le parent pauvre de la machinerie économique mondialisée d’aujourd’hui. Différents auteurs, Niko Paech par exemple, plaident pour une réorientation des objectifs des entreprises. Très peu d’entre eux expliquent cependant comment y parvenir, comment convaincre les actionnaires de voter dans le sens de l’intérêt général. Les propositions me semblent la plupart du temps simpl(ist)es, pour le dire gentiment. Celle de Michel Dubois par exemple : « Les entreprises devront être stimulées, non pas pour accroître leur retour sur investissement à court terme , mais pour agir dans l’intérêt collectif selon des projets à moyen et à long terme4 » Mais n’est-ce pas là ignorer qu’il n’y a pas de gène de la morale ou de l’éthique dans l’ADN des entreprises. Ainsi que l’a très bien explique André Comte-Sponville, l’entreprise est tout simplement « a-morale », et non pas immorale, dans le sens où l’ordre moral est distinct de l’ordre économique (ordre techno-scientifique) et de l’ordre juridico- politique5. L’entreprise n’est donc pas à la recherche de l’intérêt général mais agit, tout naturellement, dans l’intérêt de ses actionnaires. Et ces derniers, singulièrement dans les grandes entreprises, les multinationales et les transnationales, ne représentent certainement pas l’intérêt général.

Mais alors, à qui appartient le rôle de représenter l’intérêt général dans les entreprises ? Une proposition classique confie cette fonction à l’État. Ceux qu’on nomme (ou nommait ?) les « services publics » sont un bon exemple de cette option. Est-ce pourtant une panacée ? Toute entreprise doit-elle être « d’État« , comme cela est le cas dans différents États communistes ? Je ne le pense pas. Pour deux raisons.

  1. Les humains sont ainsi largement dépossédés d’une liberté fondamentale, celle d’organiser eux-mêmes leur vie matérielle. Parmi les besoins fondamentaux, il y a le besoin de se sentir maître de sa vie et de pouvoir la mener selon ses valeurs, le plus souvent en lien étroit avec sa famille et en interaction forte avec son (ses ?) groupe social.
  2. La complexité du fonctionnement de l’économie est telle qu’il est pratiquement impossible d’anticiper les conséquences d’une décision économique globale. Il est devenu illusoire de planifier les choses comme si l’État constituait une entreprise unique. Il est préférable de s’appuyer sur une multitude d’entreprises dont les choix différeront et mèneront parfois au succès et parfois à l’échec. Comme dans la nature, c’est la diversité des réponses qui permettra la sélection naturelle (?) des plus adaptées. Ce qui compte réellement, c’est que les différents groupes sociaux soient aux commandes de l’entreprise car ce sont bien eux qui, collectivement, représentent l’intérêt général.

Douxville

Pendant deux décennies il y eut d’énormes débats autour du contrôle des entreprises. Les propriétaires étant bien sûr peu enclins à céder une partie de leurs droits. Des élections chahutées se sont succédé un peu partout dans le pays et dans les pays voisins. Finalement, le législateur nouvellement élu a rédigé une loi sur les entreprises. Cette loi impose simplement à celles-ci de se doter d’un conseil d’administration (CA) composé paritairement des représentants des consommateurs (les clients), des travailleurs, des investisseurs (les actionnaires) et de l’environnement (les voisins, les associations environnementales, les générations futures). Volontairement, dans un souci d’échapper aux coût de la complexité, la loi n’a pas été beaucoup plus détaillée dans son contenu. En cas de litige sur son interprétation, le compte-rendu des débats permettra aux juges de comprendre les intentions du législateur ce qui permettra d’établir progressivement une jurisprudence adaptée aux circonstances. Savoir qui étaient les représentants légitimes de ces groupes d’intérêt et mettre au point des procédures de nomination a encore demandé une bonne dose d’imagination. Les choses se sont faites progressivement, avec de multiples variations sur les manières de faire.

Ainsi, finalement, en 2048, les différentes entreprises de Douxville ne fonctionnent pas très différemment des petites entreprises traditionnelles. Ce qui a changé, c’est que les orientations stratégiques de l’entreprise ainsi que la désignation de l’encadrement sont aux mains d’un CA qui devra bien trouver un compromis entre les différents intérêts.

  • Les représentants des consommateurs plaideront pour des produits qui répondent à leurs attentes. Que les biens d’équipement soient utiles, durables et réparables. Que les produits alimentaires soient bons et sains. Et que les prix restent raisonnables.
  • Les représentants des travailleurs plaideront pour une ambiance de travail humaine et agréable. Que le travail ne soit ni trop pénible ni trop stressant. Et que le salaire leur permette de vivre décemment.
  • Les représentants des actionnaires plaideront pour que leur investissement soit respecté. Que les équipements soient correctement entretenus. Et que des dividendes raisonnables leurs soient versés.
  • Les représentants de l’environnement plaideront pour que l’air, l’eau et la terre soient respectés. Que les déchets non biodégradables soient proscrits. Que les alentours de l’entreprise soient respectés. Que les bâtiments s’inscrivent harmonieusement dans un paysage largement préservé.

Les discussions au CA sont parfois dures. Bien des entreprises nouvellement créées se sont rapidement perdues dans des chamailleries sans fin. Mais, petit à petit, les entreprises qui n’ont pas ainsi disparu ont trouvé un mode de fonctionnement qui leur permet d’être efficace. La plupart des entreprises sont maintenant nommées « entreprises coopératives » ou « coopératives » pour bien mettre l’accent sur leur volonté de collaboration humaine. Elles sont un peu les descendantes de ce qu’on appelait économie sociale et solidaire à la fin du XXe siècle ou les ateliers sociaux au milieu du XIXe. Elles sont toutefois plus nettement tournées vers l’avenir car elles ont largement pris en compte les impératifs environnementaux en complément des préoccupations sociales.

  1. Hatchuel, A., & Segrestin, B. (2012). Refonder l’entreprise. Paris, Seuil, »La République des idées ».
  2. J’ai toujours été amusé qu’on qualifie ainsi une chose qui n’est ni une personne et dont la moralité peut à tout le moins être interrogée !
  3. Lire aussi : La propriété peut-elle justifier la primauté actionnariale ?, 2012, du même auteur.
  4. Dubois, M. J. F. (2016). Vivre dans un monde sans croissance: Quelle transition énergétique?. Desclée De Brouwer. p. 259.
  5. André Comte-Sponville, « Le capitalisme est-il moral », Albin Michel 2006.

La vie à Douxville (3) – Cultiver

Revoilà enfin le printemps ! Comme chaque année, c’est une joyeuse mobilisation, un même branle-bas le combat dans les potagers et les champs de Douxville. Il faut semer, semer et encore semer. Semer sous abris, semer dans les potagers et semer dans les champs. Beaucoup de monde dans la campagne environnante, quelques engins agricoles et quelques animaux de trait pour les travaux lourds. Chaque année c’est la même joie et la même fête avec le retour des bourgeons.

L’école aux champs

Les enfants ne sont pas les derniers à déposer des petites graines dans des mottes toutes prêtes. Dès leur plus jeune âge, ils se familiarisent avec l’agriculture, cette activité essentielle qui leur permet de faire pousser les choses qu’ils aimeront manger ! À dix ans ils connaissent déjà les détails de l’agroécologie et de l’agroforesterie. Ils savent que tous les déchets du vivant sont des fertilisants précieux, même les déchets des animaux et des humains. Bien traités, ils enrichiront les cultures et garantiront de belles récoltes. Plus besoin de gaz ni de pétrole pour synthétiser des engrais. Ils savent reconnaître les semences de courgette, de laitue ou de blé et ils ont activement participé à la récolte soigneuse des graines l’an passé. En 2048, il n’y a plus de catalogue officiel des semences autorisées à la vente, plus de monopole jalousement couvé par les industries semencières. Les « variétés anciennes » sont ressorties des tiroirs et chacun peut récolter, sélectionner, donner ou vendre les semences qu’il veut. Cette liberté a permis le retour d’une très grande variété de légumes, adaptés aux différents sols et aux différents climats, foi de chercheur en agronomie. Au début du siècle, l’uniformisation des variétés de céréalières avait fait oublier le goût du vrai bon pain. Maintenant, on l’a retrouvé. Miam !

Loin de négliger l’école, les activités potagères permettent aux enfants de démontrer tout leur savoir faire en écriture et en calcul, toutes choses apprises en classe. Mesurer la longueur des lignes, la surface des bandes, calculer le poids de semences nécessaires, peser les semences puis noter le tout dans le grand cahier des semis, mémoire de leurs petits et grands succès. Guidés par un agronome aguerri et pédagogue, les jeunes découvrent aussi le monde du vivant , les genres et les espèces, la sexualité végétale et quelques mots bizarres comme les cotylédons (mono- ou di-). Ils comprennent l’importance des cycles de l’oxygène, de l’eau, du carbone, de l’azote ou du phosphore. Ils découvrent que tout interagit avec tout dans un écosystème qui abrite plantes, animaux et … humains. Tout est très clair pour eux : préserver les écosystèmes c’est préserver leur avenir.

Travaux printaniers

Dans la ceinture maraîchère, dans les serres et dans les potagers urbains, les habitants sèment un peu de tout. Des haricots et des pois, des carottes et des courgettes, des bettes et du céleri, des tomates, des poivrons et des piments, des pommes-de-terre et des topinambours. Ils disposent de tant de légumes divers et variés qu’il serait impossible de les citer tous. Chacun a ses petites préférences et quelques audacieux s’essayent à de nouvelles variétés de légumes jusqu’ici inconnus à Douxville. Des arbres fruitiers et des massifs de fruits rouges sont disséminés entre les parterres, dans les vergers ou dans les haies le long des chemins. Ils commencent à fièrement montrer leurs bourgeons printaniers. Leur taille d’hiver les a rendu vigoureux et ils sont la promesse de beaux fruits, de belles compotes et de délicieuses confitures. Un peu plus loin, dans les champs, quelques petits tracteurs aident au semis du lin, à celui de la betterave sucrière et du tournesol. Le blé, le colza et quelques autres céréales ont déjà été semés en novembre. Pour le maïs, il faut attendre encore un peu.

Chaque habitant possède la plupart des outils qu’il utilise au quotidien pour cultiver. Question outils ou machines à usage moins fréquent ou à usage saisonnier, ces outils et machines qui rendent les travaux agricoles bien plus aisés, la plupart des Douxvillois préfèrent les partager ou les louer. Ils peuvent ainsi par exemple faire usage d’une machine à produire des mottes de semis. Le terreau y est déversé et triturée par une vis sans fin, puis mouillé à point avant de remonter dans des moules qui le pressent et lui donnent la forme de cubes. Ceux-ci sont marqués sur l’une de leurs faces d’une dépression bien centrée dans laquelle on place la graine1.

Diverses coopératives agricoles se sont ainsi créées lorsque des habitants se sont regroupés selon leurs goûts et leurs affinités. Ces coopératives se sont progressivement dotées de tous les équipements perfectionnés qui permettent de cultiver de grosses quantités avec moins de fatigue.  Même si ce matériel est particulièrement robuste, il doit être soigneusement entretenu et réparé pour pouvoir durer quasi indéfiniment. Heureusement, pour les grosses réparations, il y a un atelier de mécanique à Douxville !

Partage du territoire

Sur les cinq mille hectares que compte le territoire de Douxville, deux cents sont occupés par la ville urbanisée. Les équipements collectifs et, en particulier, les cours d’eau et les voies de communication, chemins, routes et voies ferrées occupent l’une ou l’autre centaine d’hectares. Le reste, ce sont les cultures, les prairies et les bois, sillonnés par des chemins (cyclables) et des sentiers.

Autour de la ville, dans la ceinture potagère, les cultures de légumes occupent en tout une trentaine d’hectares. En complément, il y a les potagers urbains. Ils sont particulièrement nombreux tant il est agréable de contempler ses légumes depuis sa fenêtre et de pouvoir aller désherber les plates-bandes en quelques enjambées.

Les cultures des denrées de base sont situées au-delà de la ceinture potagère. On y trouve céréales, pomme de terres, maïs et légumineuses. Elles s’étendent sur deux ou trois centaines d’hectares. Blé, froment, seigle et maïs pour les farines. Plantes oléagineuses et betteraves sucrières pour l’huile et le sucre. Et, cerise sur le gâteau, houblon ou vigne pour de doux breuvages … à consommer toutefois avec modération.

A ces cultures alimentaires il faut encore ajouter les cultures de lin, de chanvre et d’osier pour la fabrication de textiles et de certains objets usuels. Enfin, il y a aussi les cultures destinées à produire du carburant, surtout des cultures de colza ou de betterave. C’est ce carburant qui permet d’utiliser quelques engins agricoles et quelques engins pour les travaux urbains, le transport ou pour assurer les secours. Ce carburant permet même d’alimenter une mini centrale électrique qui garantit le minimum absolu de production d’électricité quand il n’y a ni vent ni soleil. Mais il faut être raisonnable car avec une production annuelle de 1.000 litres de carburant par hectare de culture, des choix parfois difficiles s’imposent.

On ne parlera pas ici de tous les services que rendent les bois et forêts qui forment la dernière couronne du territoire urbain. Finalement, à force d’obstination et d’initiatives multiples les habitants arrivent à produire toute leur alimentation sur environ 40 % du territoire. Et il y a même un petit extra en matières premières végétales et en carburant. Ne nous cachons pas que pour y arriver, sans engrais ni pesticide, il a fallu accumuler une solide dose de savoirs et de compétences sur différentes formes d’agriculture écologique. Heureusement, les scientifiques des facultés d’agronomie entretiennent le patrimoine des meilleurs savoirs, ceux du passé et ceux d’aujourd’hui. Nombreux sont les Douxvillois à avoir suivi leurs enseignements à l’université.

Pour rappel, en 2048, la terre n’est plus à vendre. Personne n’est propriétaire de la terre qu’il occupe ou qu’il exploite. Elle est un bien commun géré par la communauté urbaine. La répartition se fait en fonction des demandes des habitants, des disponibilités et des contraintes de voisinage. Ainsi, chacun a le libre usage d’un peu de terrain, à l’aune de ses besoins et de ses forces, pour y habiter et pour y exercer ses activités. Toutes les familles possèdent un logement et la plupart possèdent aussi un jardin-potager. Chaque famille peut encore disposer d’un terrain pour ses activités productives propres. Cependant, beaucoup d’habitants ont préféré gérer en commun ces parcelles en les regroupant avec celles d’autres habitants. Il est ainsi beaucoup plus facile de se partager le travail et de disposer d’outils efficaces. Cependant, il ne faut pas le nier, les rapports sociaux peuvent parfois être fort problématiques. Ça dépend beaucoup d’une coopérative à l’autre, de son mode de fonctionnement et du doigté de ses animateurs. Malgré tout, l’intérêt de la formule explique le très grand nombre de sociétés coopératives de tous types que l’on rencontre à Douxville. À tout bout de champ si l’on peut dire.

La vie reste une aventure passionnante !

  1. Horrible plagiat d’une phrase sortie de l’excellent site reporterre.net.

Le coût de la complexité

Tout au long du XXe siècle, les sociétés ont sans cesse accru la complexité de leur fonctionnement, en particulier dans les pays dits développés : complexité des lois et des règlements ; complexité des réseaux techniques, commerciaux et financiers ; complexité de l’organisation du travail et des métiers en spécialités et sous-spécialités. Revers de la médaille, l’impact de ces sociétés complexes sur l’environnement a explosé. Car toute complexité a un coût et ce coût n’est pas exclusivement financier. La complexité exige de l’énergie comme l’impose le 2e principe de la thermodynamique. Il en est ainsi pour tout, pour les organismes vivants aussi bien que pour les produits techniques tel l’omniprésent microprocesseur. De même, la complexité des lois, des règles et de l’organisation sociale exige d’y affecter un nombre croissant de personnes et de moyens, ce qui explique en partie que le budget des États est devenu intenable, exigeant toujours plus de croissance et d’endettement.

Regard sur le passé

Toutes les sociétés du passé se sont progressivement complexifiées. Elles ont dès lors été forcées de consacrer une part croissante de leurs ressources à soutenir cette complexité. Et lorsque, après tous leurs efforts, la collecte de ressources nouvelles n’a plus été possible, même par la force et la violence, la société s’est effondrée. L’anthropologue Joseph Tainter a consacré l’essentiel de sa carrière académique à étudier la complexité croissante des sociétés. Dans son ouvrage L’Effondrement des sociétés complexes1, il analyse l’effondrement de l’Empire romain d’Occident ou celui de la civilisation Maya. Pour Tainter, chaque fois qu’une société rencontre un problème, elle ajoute une « couche » de complexité pour le résoudre. Pour pouvoir maintenir une civilisation, il faut donc toujours disposer de ressources nouvelles, sous forme de nouveaux territoires (conquêtes, colonies…), de nouvelles sources d’énergie ou d’augmentations exponentielles de l’efficacité dans leur utilisation (moteurs, centrales électriques…).

Au début du XXe siècle :

  • La vie de chacun dépend d’un commerce mondial infiniment ramifié, n’importe quel produit passant entre les mains d’un grand nombre d’entreprises situées au quatre coins du monde, au gré des (bas) salaires et (du laxisme) des lois environnementales, souvent contournables par la ruse ou la corruption. Conséquence ? Un changement climatique menaçant et des impacts environnementaux colossaux. Tous les recoins de la Planète sont touchés par les effets du commerce mondialisé, effets incontrôlables et incontrôlés en raison même de la complexité des réseaux de production. Les exemples abondent, depuis la déforestation amazonienne (pour le soja de nos élevages) aux mines de coltan en RDC (pour nos téléphones portables) en passant par les pollutions diverses générées par le transport croissant de marchandises, sur mer et sur terre (ah le « made in China » !) qui empoisonnent peu à peu l’atmosphère et les océans.
  • La vie de chacun dépend de réseaux techniques pour l’eau, le gaz, l’électricité, les routes, les voies ferrées… ; de réseaux de télécommunication pour le téléphone ou Internet ; de réseaux financiers et d’investissements… Tous ces réseaux sont interdépendants, internationaux et mondialisés. Si l’un d’entre eux vient à faire défaut, les autres finissent par s’arrêter. Conséquence ? Les États ont perdu le contrôle de la situation, forcés de s’en remettre aux « forces de marché« . Ainsi Les services qu’ont disait « publics » sont peu à peu privatisés. Sans pour autant empêcher que les infrastructures ne se dégradent, que les emplois ne disparaissent et que les coûts pour l’usager et pour l’État ne s’accroissent. L’idée était que les géants des transnationales sauraient, eux, dompter cette complexité devenue ingérable pour les responsables politiques et leurs administrations. Et les prochains secteurs sur la liste sont peut-être la santé et l’enseignement.
  • L’impératif économique néolibéral de l’efficacité et de la rentabilité du travail a imposé l’hyper spécialisation des métiers déclinés en une multitude de professions, chacun la sienne, souvent pour la vie. Cependant, n’oublions pas, pour l’actionnaire de l’entreprise capitaliste, le travail est un coût (les salaires), le profit est un but (les bénéfices). La flexibilité, l’automatisation, la robotisation et l’informatisation sont aujourd’hui les objectifs de la nouvelle économie, objectifs assumés à droite et à gauche. Conséquence ? Le travail est pour beaucoup devenu épuisant, stressant, débilitant ou, tout simplement, introuvable !
  • Des monceaux de lois, de décrets et de règlements font  s’arracher les cheveux aux citoyens. Ils n’arrivent plus à s’y retrouver. Chaque difficulté provoque une réponse réglementaire et législative déterminée, foi de Journal Officiel. Les technocrates, encouragés (?!) par les lobbyistes des multinationales, imaginent sans cesse de nouvelles réglementations techniques. Toujours plus détaillées. Ces règles n’ont cependant pas permis aux États d’enrayer les dérives économiques. Conséquence ? Le texte réglementaire s’est largement substitué au jugement humain, y compris celui du juge dont c’est pourtant la fonction. À quand des ordinateurs-juges ? Dans bien des domaines, les citoyen et les communautés ne sont plus les maître de leur vie matérielle. Ils ne peuvent plus simplifier leur mode de vie (l’habitat par exemple) sans risquer d’enfreindre telle ou telle réglementation, même si leur initiative s’avérait positive pour l’environnement et pour la société !

Un peu caricatural ? Peut-être. Un certain manque de nuances ? Probablement. Pourtant, ces constats semblent de plus en plus apparents.

Ainsi, la société mondialisée est devenue tellement complexe qu’elle en a été rendue incontrôlable. Cette évolution ne manque pas d’inquiéter les professeurs Vincent de Coorebyter et Alain Eraly2.

Oui, la population est consciente que l’avenir sera pire que le présent. Il est lourd de menaces et celles-ci alimentent des anxiétés croissantes. La peur des changements climatiques, la peur d’être submergé par les migrants, la peur d’être exploité au travail, la peur du déclassement. (…) La plupart des grands défis de l’heure  — on vient de le dire — sont mondiaux. Le problème, c’est que toutes les instances internationales de régulation sont en échec. (…) Une question cruciale se pose dès lors : puisqu’il faudrait élargir l’échelle où on prend des décisions et qu’aucune régulation mondiale ne semble possible, faut-il renoncer au champ démocratique ? (…) Même si cela m’effraie de dire ça, on a parfois l’impression qu’on ferait mieux de restaurer une utopie dangereuse qui est celle du roi-philosophe plutôt que pousser le rêve de la démocratie.

Une dictature mondiale éclairée, serait-ce bien là la solution du problème ?

Et en 2048

Étant donné les limites du territoire de Douxville (50 km2), représentatif de la densité de population en Europe, les habitants se sont vite rendu compte qu’ils ne pouvaient pas compter sur beaucoup de ressources nouvelles. Ce que la société occidentale avait fait pendant des siècles et qui avait fini par engendrer les diverses « crises » n’était donc plus possible faute de ressources suffisantes. De plus les États avaient perdu le contrôle de l’économie mondialisée en raison d’une complexité devenue ingérable. Ils en ont donc conclu qu’il fallait viser à plus de simplicité. À tous les niveaux, technique, économique et social.

Aujourd’hui, les circuits courts sont la règle. Fini les trajets complexes et les transports à l’infini ! Environ 90% des produits sont locaux, produits à Douxville même, 9% sont d’origine régionale, à 100 ou 200 kilomètres de distance et le dernier petit pour cent provient d’ailleurs dans le monde.

Les réseaux techniques de Douxville, eau ou électricité, sont principalement locaux. Fini le gaz en provenance de la Sibérie, du Sahara ou des plaines du Middle West ! Les sources d’énergie sont quasi exclusivement locales : photovoltaïque, éolien ou biomasse. Tout se passe sous les yeux des habitants et est géré par eux, en famille ou par leurs entreprises coopératives. Bien sûr, il existe aussi des sources d’énergie liées à des configurations géographiques particulières : un fleuve comme celui qui passe par Hersaing, un lac de montagne ou un rivage maritime. On reviendra sur ces ressources lors de notre périple régional.

Les réseaux de télécommunication ont eux aussi été drastiquement simplifiés. Une  fibre optique le long des voies ferrées, l’une ou l’autre antenne GSM en ville et le bon vieil émetteur-récepteur ondes courtes pour les situations de crise, installé au poste central de sécurité et de secours. La consommation d’électricité de l’Internet, et de ses centres de données était devenue parfaitement intenable si on ne pouvait plus compter sur l’électricité produite avec du charbon et du nucléaire. Il a fallu faire des choix !

À Douxville, les circuits monétaires et financiers sont simplifiés. La monnaie locale, le douro, permet de régler l’essentiel des achats effectués dans la ville. Le financement du capital des entreprises est assuré par des investisseurs locaux. Ce capital leur permet de s’installer, de s’équiper en matériel et d’avoir un fond de roulement. Fini le temps des investissements d’origine lointaine, se déplaçant sans cesse tout autour de la planète, au gré des opportunités et en suivant des chemins complexes et opaques. Fini le temps du « je te tiens, tu me tiens par la barbichette », les investisseurs locaux finançant les entreprises de l’autre bout du monde tandis que des investisseurs de l’autre bout du monde finançaient les entreprises d’ici. Non seulement la gestion de cette complexité était coûteuse mais l’interdépendance généralisée rendait les crises financières horriblement coûteuses pour les contribuables amenés à payer les dégâts.

À Douxville, les machines et les équipements ménager aussi sont basiques, standardisés et réparables. Si la plupart consomment un peu d’énergie, leur fonctionnement reste toujours assez simple. Ils ne sont par exemple que rarement dotés de puces électroniques, ces composants qui permettaient une multitude de fonctionnalités exotiques aussi tape-à-l’œil que peu utilisées. Idem pour les machines et les outils utilisés par les artisans et les entreprises coopératives pour leurs fabrications et leurs productions. Simples et robustes.

Les lois et les règlements ont été réduits au plus simple. Ces textes se contentent le plus souvent de fixer les orientations générales que les habitants ont décidé de suivre. Un peu à l’instar de la Common Law des Anglo-Saxons, les interprétations, contestations et arbitrages sont entre les mains des personnes qui ont été désignées à cette effet. Point important, les procédures de désignation de ces personnes font l’objet d’un soin très particulier. Toutes les associations, tous les médias, tous les représentants des minorités sont associés à ces désignations. L’idée générale est d’arriver à choisir des personnes dont la carrière, l’expérience et la probité sont reconnues. Fini le temps ou seuls les élus de la majorité désignaient les arbitres partant du principes qu’ils étaient les représentants légitimes du peuple.

Un peu naïf ? Peut-être. Beaucoup d’angélisme ? Probablement. Mais l’Utopie n’est-elle simplement ce qui n’a pas encore été essayé !

Ainsi, dans ce cadre simplifié, les habitants comptent bien pouvoir mener une bonne vie, riche et épanouissante, en se satisfaisant des ressources renouvelables qui les entourent. Et ils comptent bien que leurs descendants pourront en faire autant.

  1.  Joseph A. Tainter (trad. Jean-François Goulon), L’Effondrement des sociétés complexes, Le Retour aux Sources, 2013, 318 p.
  2. Alain Eraly et Vincent de Coorebyter, « La fin de la démocratie » in Médor n°6, printemps 2017.