L’entreprise est au centre de la vie économique contemporaine. Pratiquement toutes les choses que nous consommons ou utilisons dans notre vie quotidienne sont produites par une entreprise. Ou, plus précisément, par un enchevêtrement d’entreprises, petites, grandes ou gigantesques. C’est dire si cette chose très courante qu’on nomme entreprise, mérite que l’on s’y intéresse. Car quoi qu’on en pense, elle reste bien mal comprise. En effet, il y a un grand écart entre l’entreprise vue comme objet social et l’entreprise vue comme objet de droit. Examinons ça de plus près.
L’approche sociologique
Une définition qui en vaut une autre serait : « Une entreprise est une collaboration humaine dont la finalité est la production de biens et services destinés à répondre aux besoins des personnes« . Ce genre de collaboration existe depuis la nuit des temps. La production directe pour soi ou pour sa famille (l’auto-production) devient rapidement trop difficile lorsque le processus de production se complexifie un tant soit peu. Un même individu peut difficilement assurer tous les rôles dans une production. Tout naturellement des humains se sont associés pour produire plus efficacement.
Dans le fonctionnement de l’entreprise, les analyses les plus courantes identifient deux groupes sociaux principaux : les travailleurs et les patrons. S’y ajoutent parfois les consommateurs, les actionnaires (ou les propriétaires) et, beaucoup plus rarement, les voisins, ceux qui subissent les externalités négatives impactant leur environnement.
Dans le contexte de notre réflexion, les groupes d’intérêts devraient être :
- Les consommateurs ou utilisateurs, ceux à qui la production est destinée. En principe, la production est censée répondre à certains de leurs besoins. Cette prétention peut et doit cependant faire l’objet de multiples réflexions et critiques. L’expression des besoins devrait être un premier élément déterminant d’une analyse sociologique de la production. Il faudra y revenir.
- Les travailleurs, ouvriers, employés ou cadres, qui consacrent une part importante de leur activité (et de leur vie) à assurer le bon fonctionnement de l’entreprise. Le travail peut être épanouissant ou abrutissant, selon le cas. Il reste cependant un élément déterminant de la reconnaissance sociale et de la dignité humaine.
- Les actionnaires ou propriétaires qui mettent à disposition les moyens financiers et les moyens matériels indispensables à la production. Les intentions de ces investisseurs peuvent être très variables, souvent fondamentalement différentes selon la taille de l’entreprise concernée, depuis la petite entreprise jusqu’à la multinationale.
- Les voisins, les impactés et les générations futures, tous ceux qui subissent les nuisances de la production, qu’elles résultent de l’extraction des ressources naturelles, du rejet des déchets ou de toute autre conséquence néfaste de la production. En un mot, il s’agit de tous ceux qui subissent aujourd’hui et subiront à l’avenir les conséquences des dégradations de l’environnement.
Bien entendu, un même individu peut appartenir à plusieurs de ces groupes d’intérêt. C’est d’ailleurs plutôt la règle dans les (très) petites entreprises car leur fonctionnement est souvent de type familial et souvent empreint d’une bonne dose de paternalisme. L’intérêt général y est assez souvent naturellement rencontré car ces petites entreprises restent encastrées dans la société (pour reprendre l’expression de Karl Polanyi). Par contraste, dans les très grandes entreprises, multinationales et transnationales, les différents groupes d’intérêts sont complètement détachés les uns des autres, s’ignorant en général complètement. Notre analyse s’intéresse donc plus particulièrement à ce dernier type d’entreprises car, dans leur cas, les conflits entre l’intérêt privé et l’intérêt général semblent inévitables. Avec des conséquences souvent énormes sur la santé, sur la nature, et en général sur la vie de milliers (ou de millions) de personnes.
L’approche juridique
Pour le droit, aussi étonnant que cela puisse paraître, l’entreprise n’existe tout simplement pas. « L’entreprise est un impensé juridique » dit Blanche Ségrestin, professeur en sciences du management à Mines ParisTech1. S’il existe des code du travail, du commerce ou de l’environnement, point de code de l’entreprise ! Ce qui existe en revanche dans le droit, ce sont les personnes physiques et les personnes morales2. N’étant pas une personne physique, l’entreprise est donc une personne morale. Et la forme juridique la plus courante adoptée par les acteurs dominants de l’économie est celle de « Société anonyme » aussi dite « Société de capitaux » (limited company). Ces sociétés sont donc des associations d’actionnaires. N’étant pas personne physique, la personne morale peut croître sans limites et survivre indéfiniment. De plus, elle n’éprouve ni émotions ni sentiments.
C’est en raison du caractère absolu du droit de propriété que les détenteurs du capital, les actionnaires, sont les seuls propriétaires de l’entreprise. Par là, ils en ont le contrôle exclusif. C’est l’Assemblée Générale (AG) des actionnaires qui nomme les membres du Conseil d’Administration (CA). Il appartient à ce dernier de fixer la stratégie de l’entreprise et d’en désigner la direction générale. De ce point de vue, l’entreprise représente donc exclusivement l’intérêt des actionnaires car elle fixe sa stratégie selon leur volonté. Bien entendu, les États édictent beaucoup de règles que doivent respecter les entreprises. Ces règles concernent le travail, l’environnement, les taxes et les impôts et encore bien d’autres domaines. Il n’empêche que les entreprises sont libres de débaucher, de délocaliser ou de fermer si, pour les plus grandes d’entre elles, elles n’arrivent pas à influencer les gouvernements dans un sens qui leur convient. Les médias en témoignent chaque jour.
L’intérêt général
Le rouage principal de l’économie d’aujourd’hui, l’entreprise, a donc été inventé de manière à ne représenter que l’intérêt de la catégorie des propriétaires. La raison pour laquelle il en est ainsi est probablement à rechercher dans la composition des assemblées législatives au moment où, dans le courant du XIXe siècle, les fondements des lois sur les sociétés ont été établis. Le droit de propriété y revêt un caractère tellement absolu qu’il n’a pu que prendre le pas sur la plupart des autres droits humains. Il n’y a pourtant pas d’obligation philosophique ou morale à ce qu’il en soit ainsi. Je m’en réfère pour cela au philosophe Axel Gosseries qui a abordé cette question dans les pages ‘Entreprise‘ d’un quotidien belge : « L’actionnaire : (seul) copropriétaire ?« 3. Au final, seuls les rapports de force sociaux entre l’élite et le reste de la population ordinaire ont été à l’origine de cette situation. Elle reste pour moi une étrangeté peu compatible avec le projet de Douxville.
L’intérêt général reste donc le parent pauvre de la machinerie économique mondialisée d’aujourd’hui. Différents auteurs, Niko Paech par exemple, plaident pour une réorientation des objectifs des entreprises. Très peu d’entre eux expliquent cependant comment y parvenir, comment convaincre les actionnaires de voter dans le sens de l’intérêt général. Les propositions me semblent la plupart du temps simpl(ist)es, pour le dire gentiment. Celle de Michel Dubois par exemple : « Les entreprises devront être stimulées, non pas pour accroître leur retour sur investissement à court terme , mais pour agir dans l’intérêt collectif selon des projets à moyen et à long terme4 » Mais n’est-ce pas là ignorer qu’il n’y a pas de gène de la morale ou de l’éthique dans l’ADN des entreprises. Ainsi que l’a très bien explique André Comte-Sponville, l’entreprise est tout simplement « a-morale », et non pas immorale, dans le sens où l’ordre moral est distinct de l’ordre économique (ordre techno-scientifique) et de l’ordre juridico- politique5. L’entreprise n’est donc pas à la recherche de l’intérêt général mais agit, tout naturellement, dans l’intérêt de ses actionnaires. Et ces derniers, singulièrement dans les grandes entreprises, les multinationales et les transnationales, ne représentent certainement pas l’intérêt général.
Mais alors, à qui appartient le rôle de représenter l’intérêt général dans les entreprises ? Une proposition classique confie cette fonction à l’État. Ceux qu’on nomme (ou nommait ?) les « services publics » sont un bon exemple de cette option. Est-ce pourtant une panacée ? Toute entreprise doit-elle être « d’État« , comme cela est le cas dans différents États communistes ? Je ne le pense pas. Pour deux raisons.
- Les humains sont ainsi largement dépossédés d’une liberté fondamentale, celle d’organiser eux-mêmes leur vie matérielle. Parmi les besoins fondamentaux, il y a le besoin de se sentir maître de sa vie et de pouvoir la mener selon ses valeurs, le plus souvent en lien étroit avec sa famille et en interaction forte avec son (ses ?) groupe social.
- La complexité du fonctionnement de l’économie est telle qu’il est pratiquement impossible d’anticiper les conséquences d’une décision économique globale. Il est devenu illusoire de planifier les choses comme si l’État constituait une entreprise unique. Il est préférable de s’appuyer sur une multitude d’entreprises dont les choix différeront et mèneront parfois au succès et parfois à l’échec. Comme dans la nature, c’est la diversité des réponses qui permettra la sélection naturelle (?) des plus adaptées. Ce qui compte réellement, c’est que les différents groupes sociaux soient aux commandes de l’entreprise car ce sont bien eux qui, collectivement, représentent l’intérêt général.
Douxville
Pendant deux décennies il y eut d’énormes débats autour du contrôle des entreprises. Les propriétaires étant bien sûr peu enclins à céder une partie de leurs droits. Des élections chahutées se sont succédé un peu partout dans le pays et dans les pays voisins. Finalement, le législateur nouvellement élu a rédigé une loi sur les entreprises. Cette loi impose simplement à celles-ci de se doter d’un conseil d’administration (CA) composé paritairement des représentants des consommateurs (les clients), des travailleurs, des investisseurs (les actionnaires) et de l’environnement (les voisins, les associations environnementales, les générations futures). Volontairement, dans un souci d’échapper aux coût de la complexité, la loi n’a pas été beaucoup plus détaillée dans son contenu. En cas de litige sur son interprétation, le compte-rendu des débats permettra aux juges de comprendre les intentions du législateur ce qui permettra d’établir progressivement une jurisprudence adaptée aux circonstances. Savoir qui étaient les représentants légitimes de ces groupes d’intérêt et mettre au point des procédures de nomination a encore demandé une bonne dose d’imagination. Les choses se sont faites progressivement, avec de multiples variations sur les manières de faire.
Ainsi, finalement, en 2048, les différentes entreprises de Douxville ne fonctionnent pas très différemment des petites entreprises traditionnelles. Ce qui a changé, c’est que les orientations stratégiques de l’entreprise ainsi que la désignation de l’encadrement sont aux mains d’un CA qui devra bien trouver un compromis entre les différents intérêts.
- Les représentants des consommateurs plaideront pour des produits qui répondent à leurs attentes. Que les biens d’équipement soient utiles, durables et réparables. Que les produits alimentaires soient bons et sains. Et que les prix restent raisonnables.
- Les représentants des travailleurs plaideront pour une ambiance de travail humaine et agréable. Que le travail ne soit ni trop pénible ni trop stressant. Et que le salaire leur permette de vivre décemment.
- Les représentants des actionnaires plaideront pour que leur investissement soit respecté. Que les équipements soient correctement entretenus. Et que des dividendes raisonnables leurs soient versés.
- Les représentants de l’environnement plaideront pour que l’air, l’eau et la terre soient respectés. Que les déchets non biodégradables soient proscrits. Que les alentours de l’entreprise soient respectés. Que les bâtiments s’inscrivent harmonieusement dans un paysage largement préservé.
Les discussions au CA sont parfois dures. Bien des entreprises nouvellement créées se sont rapidement perdues dans des chamailleries sans fin. Mais, petit à petit, les entreprises qui n’ont pas ainsi disparu ont trouvé un mode de fonctionnement qui leur permet d’être efficace. La plupart des entreprises sont maintenant nommées « entreprises coopératives » ou « coopératives » pour bien mettre l’accent sur leur volonté de collaboration humaine. Elles sont un peu les descendantes de ce qu’on appelait économie sociale et solidaire à la fin du XXe siècle ou les ateliers sociaux au milieu du XIXe. Elles sont toutefois plus nettement tournées vers l’avenir car elles ont largement pris en compte les impératifs environnementaux en complément des préoccupations sociales.
- Hatchuel, A., & Segrestin, B. (2012). Refonder l’entreprise. Paris, Seuil, »La République des idées ». ↩
- J’ai toujours été amusé qu’on qualifie ainsi une chose qui n’est ni une personne et dont la moralité peut à tout le moins être interrogée ! ↩
- Lire aussi : La propriété peut-elle justifier la primauté actionnariale ?, 2012, du même auteur. ↩
- Dubois, M. J. F. (2016). Vivre dans un monde sans croissance: Quelle transition énergétique?. Desclée De Brouwer. p. 259. ↩
- André Comte-Sponville, « Le capitalisme est-il moral », Albin Michel 2006. ↩
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