Été 2048, il fait encore chaud en cette fin de soirée. Sophie et Martin sirotent une petite bière sur l’une des terrasses bondées du centre ville. Autour d’eux, les étudiants sont nombreux à fêter la fin de leurs examens à l’Institut supérieur d’administration. Les traditions ne se perdent pas… Mais il y a aussi des « bourgeois » qui se détendent après une longue journée. Beaucoup d’entre eux l’ont consacrée aux récoltes d’été car le temps s’y prêtait particulièrement bien. D’ici, on entend faiblement les échos du concert qui se termine dans le grand amphi voisin. Visiblement, ce nouveau groupe douxvillois fait un carton. Mais l’heure passe, il est temps de rentrer. Ils rejoignent Christiane, responsable de la taverne ce soir, et bavardent quelques instant avec elle. Martin paie quatre douros (la monnaie en cours à Douxville) pour leurs deux bières.
Flânant la main dans la main dans la rue à peine éclairée, Sophie et Martin lèvent la tête. L’intensité du ciel étoilé est surprenante, la voie lactée apparaît dans toutes sa splendeur. Ça change vraiment beaucoup de ce qu’on raconte du temps jadis ! Un peu plus loin, à l’arrêt du train-tram, dans la grand-rue, quelques personnes attendent encore le dernier convoi qui les mènera en quelques minutes à la ville voisine ou jusqu’à une destination plus lointaine. Une idée de génie ce train-tram !
Pendant la journée, Douxville déborde toujours d’animation. Mais, paradoxalement, les rues ne sont pas spécialement bruyantes. Il y a le va-et-vient des écoliers des trois écoles maternelles et primaires, celui des élèves des deux écoles secondaires, sans parler des étudiants de l’institut supérieur. Il y a aussi quelques commerces, de nombreux ateliers et quelques petites industries qui mobilisent pas mal d’habitants. Plus loin, d’autres silhouettes s’activent dans les champs et les cultures en tous genres. Leurs productions permettront à tous de manger, de se vêtir et de produire encore bien d’autres choses utiles. Circuit plus court que ça, on ne trouve pas. Tout ce petit monde se croise et se recroise toute la journée. C’est souvent l’occasion d’échanger un petit potin, une bonne blague ou de faire un brin de causette et même parfois, un peu de drague.
Sophie a fait ses études à la Faculté de Médecine, à une centaine de kilomètres d’ici. Aujourd’hui, elle travaille deux jours par semaine « aux petits oignons« , l’une des deux maisons médicales de Douxville. Chaque semaine, elle consacre aussi une journée aux services sociaux de la ville. Elle est membre de la Commission Sociale, chargée par la ville de proposer des solutions pour aider les plus démunis et les plus malchanceux. La solidarité est une vieille tradition.
Martin, préfère le travail au grand air. Après des études en gestion forestière, il a rejoint la coopérative qui est chargée par la Ville de la gestion durable des bois et forêts. Il arpente les bois deux jours par semaine. Avec ses collègues, ils choisissent les arbres et les plantes à conserver et protéger voire à installer. Ils cherchent à assurer un bon équilibre séculaire de l’écosystème forestier, avec toute la diversité de sa faune et de sa flore. De temps à autre, Martin aime animer une classe nature pour les élèves des écoles, toujours enthousiastes à l’idée de courir dans les bois. Mais les habitants ont aussi régulièrement besoin de bois pour construire et pour se chauffer. Chaque année, on bâtit ou retape un ou deux logements à ossatures bois, on fabrique quelques meubles et on fignole toutes sortes d’objets usuels. Il faut donc abattre quelques arbres, mais on le fait avec parcimonie, comme il est clairement stipulé dans le cahier des charges de la Ville. Les parents sont les premiers à penser le long terme. Et d’une manière générale, les habitants savent bien que la ressource est limitée et ont l’habitude de l’économiser. Heureusement qu’il n’y a plus ces publicités qui faisaient vous sentir minables si vous ne changiez régulièrement votre salon ou votre cuisine.
Passionné par les espaces naturels, Martin consacre une journée par semaine à l’aménagement urbain collectif. Il est membre de la commission d’aménagement du territoire. Cette commission, après bien des débats entre les habitants, a dernièrement finalisé le schéma de structure. C’est ce schéma qui fixe les grandes lignes de l’aménagement territorial. Car si chaque habitant à droit à du terrain pour se loger ou cultiver ce qu’il souhaite, cela ne peut bien sûr pas se faire n’importe où.
Le reste du temps, Sophie et Martin ne manquent pas d’occupations, seuls, à deux ou avec des amis. Il faut donner quelques coups de binette dans le petit potager, réparer un appareil ou une gouttière, bricoler un berceau, embellir la maison et le jardin. Beaucoup d’habitants sont d’ailleurs très fiers de leurs façades personnalisées. Elle donnent un cachet très particulier aux rues de la ville. Et je ne parle pas des œuvres en bois sculptées par Martin, qui rencontrent le plus grand succès en ville. Je ne parle pas non plus du groupe musical folk de Sophie dans lequel elle tient l’accordéon diatonique. Ni des fêtes qu’on ne manque pas d’organiser à tout propos. Je précise enfin que Sophie et Martin n’ont pas d’enfant. Mais en regardant un peu mieux le profil de Sophie on a l’impression que ça ne va pas durer…
Les citoyens de Douxville tiennent à décider de leur avenir et ils prennent volontiers les choses en main. Aussi, les associations et les coopératives y sont très actives, à la base d’un peu tout ce qui fait la vie quotidienne, dès qu’il faut s’y mettre à plusieurs.
Question politique, les habitants élisent le Maire de la ville, les Conseillers et les responsables des diverses Commissions. Bien entendu, tout n’est pas toujours rose. Les désaccords et prises de bec sont courants. Les mécanismes pour les gérer doivent donc être bien huilés. Un soin particulier est apporté à la défense des minorités, à la liberté des médias d’information et à l’indépendance du Conseil de Justice et du Conseil des Sages. Les hommes restent des hommes…
Un peu de géographie
D’une manière générale, les habitants de Douxville produisent sur place pratiquement tout ce dont ils ont besoin pour soutenir une vie confortable et « moderne ». Les deux ressources de base essentielles, celles qui leur sont vitales, sont la nourriture et l’énergie. Et ces deux ressources sont extraites de leur territoire. Chaque ville est avant tout dépendante de son territoire. Seule une quantité limitée de produits fait l’objet d’échanges avec d’autres ville de la région ou du monde. Ces échanges concernent surtout des équipements trop complexes pour que chaque ville puisse en produire, un tracteur ou un téléphone portable par exemple, ou des produits qu’on ne peut trop espérer trouver à Douxville comme des feuilles de thé ou fil de cuivre.
Le territoire de Douxville s’étend sur cinquante kilomètres carrés. 1 Il est contigu à celui des six villes voisines auxquelles il est relié par des routes. Il y a aussi une voie ferrée qui, après une succession de villes, rejoint Hersaing, la métropole régionale. Pour donner une idée, les centres des villes voisines sont situés à environ 7 ou 8 km du centre de Douxville.
Comme prévu dans le schéma de structure, le territoire de Douxville est organisé grossièrement en cercles concentriques. La ville habitée est au centre, entourée directement par une ceinture maraîchère qui complémente les potagers urbains, elle-même entourée de cultures de tous types et parsemées d’éoliennes. En dernier lieu, il y a une ceinture de bois et de forêts, pour les promenades bien sûr, mais aussi pour ses ressources en plantes, arbres et gibier. Bien entendu, si nécessaire, des dérogations à cette organisation sont parfois décidées.
Une transition réussie ?
Comment savoir si le projet de Douxville est un succès et si la transition y a réussi ? Il faudra vérifier soigneusement deux choses :
- Chaque individu peut-il vivre dignement, s’épanouir et exprimer son potentiel ? Les habitants respectent-ils des droits humains des minorités et des étrangers. En commençant par ceux de la ville d’à côté ?
- L’organisation de la ville respecte-t-elle la Charte de la Terre ? Les modes de vie sont-ils libérés des combustibles fossiles ? L’empreinte écologique est-elle compatible avec la biocapacité du territoire ?
Les habitants discutent souvent de ces deux aspects de la transition. Les avis sont souvent assez partagés sur ce qu’il convient de modifier encore dans l’organisation collective.
La plus grosse difficulté aura été d’échapper au système qui imposait auparavant une croissance économique permanente. C’est peut-être la plus grande victoire de la transition que d’avoir réussi à échapper à cet impératif. Car, quoiqu’en aient dit certains, nos aïeux étaient soumis, pour des motifs qu’ils ne comprenaient pas toujours bien, à une obligation de croissance continuelle. Leurs revenus et leurs consommations devaient croître sans cesse. Et quand ce n’était pas le cas, on entrait en « crise ». Les perdants du système redécouvraient la misère. Et les discours haineux se répandaient comme une traînée de poudre.
À titre individuel, chacun a été enfant, a grandi, s’est développé et s’est épanoui tout au long de sa vie, accumulant un riche savoir et une grande expérience. Chacun a pu aimer, se lier et participer activement à la vie sociale. Chacun a connu diverses croissances personnelles.
À titre collectif, consommer toujours plus n’est évidemment pas possible. Les ressources naturelles du territoire sont en effet limitées. Pour croître encore il faudrait aller se servir sur d’autres territoires, appauvrissant ou asservissant leurs habitants, comme on l’avait fait auparavant avec l’esclavage, les colonies ou le pillage des ressources naturelles de territoires sans défense. Mais aujourd’hui, ce serait contraire aux valeurs des habitants de Douxville et aux valeurs universelles des droits humains.
- Soit une densité de population de 150 habitants/km², à comparer à celle de l’Union Européenne qui avoisine les 130 habitants/km². ↩