Ce soir, le vent souffle avec force. Les nuages bas filent rapidement dans le ciel. Sur le chemin, Mathieu appuie fermement sur ses pédales. Il doit rejoindre la scierie, nichée là-bas, à la lisière des bois. En passant, sur sa gauche, un peu en hauteur, il devine le mouvement puissant des pales de l’éolienne qui brassent l’air avec régularité. Il fait déjà bien frais, en cette mi-novembre, les lapins sont au terrier et les vieillards bien au chaud. Pourtant, là-bas, à l’usine, tout s’agite. On entend d’ici le ronronnement des moteurs et le crissement des lames.
Quand Mathieu arrive à la scierie de la clairière, elle est déjà en pleine activité. En buvant son thé, Mireille surveille le fonctionnement de la salle des machines, là où les scies et les raboteuses travaillent allègrement. D’habitude si calme, quand il n’y a que peu de vent, la scierie s’anime dès que celui-ci souffle plus fort. La nuit ou le jour, peu importe, les équipes de travailleurs arrivent, délaissant pour quelques heures leurs autres activités. Sur le grand banc de sciage, le ruban avance lentement, pied à pied, en sifflant d’un son aigu, pour débiter une grume de bonne taille. C’est Mireille qui a défini le plan de sciage, avec l’aide d’un programme installé sur l’ordinateur de la scierie. Il s’agit de ne rien gaspiller, d’optimiser la découpe des planches, de valoriser les déchets. Pendant ce temps, Mathieu pilote son chariot élévateur électrique, tout en souplesse. Il transbahute les planches d’un poste à l’autre, entre les machines, vers les plateformes de séchage, et jusqu’à la plateforme de stockage. Chaque fois que ces deux-là travaillent ensemble, ils échangent tellement de regards et de sourires que les autres s’en amusent.
Les trois scieries de Douxville alimentent tous les ébénistes, les charpentiers et les fabricants d’objets en bois. Les déchets, après séchage, servent de bois à brûler. Même la sciure est compactée pour en faire des plaquettes à brûler. Les troncs proviennent de l’exploitation durable des bois de Douxville. Chaque année, sous l’œil attentif du conservateur, quelques arbres sont abattus. Ils font ainsi place aux plus jeunes qui n’attendent que ça pour s’élancer vers le ciel. Le bois, sous toutes ses formes, est un matériau tout-à-fait essentiel pour les habitants : résistant, facile à travailler et … durable !
En bordure de champs, à la minoterie, les renforts viennent aussi d’arriver. Les différentes sortes de céréales cultivées dans les champs aux alentours y sont broyées, plus ou moins finement, pour procurer aux habitants toutes les farines qu’ils consomment tout au long de l’année. Et comme la minoterie dispose de machines particulièrement efficaces, tout ce qui doit être moulu, broyé ou pulvérisé y passe généralement. C’est tellement plus pratique que les petits broyeurs individuels.
V’là l’bon vent, v’là l’joli vent
Les périodes ventées sont bénies des Douxvillois car elles leur apportent régulièrement cette électricité bienvenue sans laquelle les travaux seraient nettement plus pénibles. Dans les cultures et les champs, les éoliennes tournent alors à plein régime, avec courage et obstination, produisant leur plein d’énergie électrique. C’est qu’il faut profiter de la précieuse électricité, il ne faut pas à en gaspiller la moindre goutte. Les entreprises de Douxville sont parfaitement organisées pour profiter au maximum des périodes de bon vent. Avec une dizaine de grosses éoliennes, réparties plic-ploc au milieu des cultures, les entreprises de Douxville ont les moyens de fonctionner efficacement. Quand il parcourt Douxville avec des visiteurs intéressés, Arthur répète à chaque fois la même explication :
« Le principe fondamental est très simple, c’est quand il y a du vent qu’on met le paquet, on utilise son énergie directement et au maximum . On cherche très peu à la stocker car on en perdrait alors beaucoup trop. »
Et il prend toujours l’exemple du linge qu’il faut sécher. Quand une belle journée s’annonce, on pense à faire la lessive familiale pour ensuite pouvoir faire sécher le linge au soleil. Personne ne songerait à utiliser un sèche linge électrique. D’ailleurs, c’est bien simple, on n’en fabrique plus.
Mais le vent n’est pas la seule source d’électricité à Douxville, même s’il produit, et de loin, la plus grande part de l’électricité nécessaire aux entreprises et aux services communautaires. En plus, il y a aussi l’électricité produite par les panneaux photovoltaïques. Ils occupent une place très importante dans la vie familiale, la vie de tous les jours. Pratiquement toutes les toitures de Douxville sont couvertes de ces panneaux. En hiver, ils permettent tout juste de stocker l’électricité nécessaire pour un éclairage économique, pour quelques appareils électroniques, voire, éventuellement, pour un petit frigo. En été, le soleil, plus généreux, permet quelques folies supplémentaires. Bien évidemment, tout le monde possède des batteries. Mais celles-ci présentent un gros handicap car leur durée de vie reste limitée : comme tous les systèmes basés sur des composés chimiques, que l’on décompose et recompose sans cesse, elles se dégradent avec le temps. On essaie donc de ne pas en abuser.
L’électricité, c’est très bien. Mais il faut aussi penser à cuisiner et à se chauffer. À la conserverie centrale, par exemple, on stérilise des légumes récoltés en l’été. Sous les grandes cuves, le feu rougeoie doucement, alimenté de temps à autre par des bûches ou par des chutes de bois acquises à la scierie puis longuement séchées dans un hangar. Comme la cuve et le foyer sont très bien isolés, la consommation de bois reste raisonnable, bien inférieure à ce qu’elle est chez ceux qui préfèrent stériliser à la maison. Trois personnes assurent le fonctionnement de l’atelier, surtout actif pendant l’été et en automne, deux ou trois jours par semaine. Pour soulager les dos, un pont roulant assure avec souplesse les opérations de manutentions des lourds bacs remplis de bocaux. Et puis, il y a aussi la sucrerie où l’on transforme les betteraves en sucre. La sucrerie, elle aussi, est très bien équipée en machines simples et robustes. Outre le sucre, on y produit la cassonade tellement appréciée des enfants, dans leurs céréales ou dans des crêpes, ou encore, mélangée avec de la farine pour faire des spéculoos. Miam !
Il y a encore l’huilerie qui transforme les graines oléagineuses en huile pour la table, pour la cuisson ou encore pour la lubrification. Bref, la liste des petites entreprises qui profitent de l’électricité et, plus modestement, de l’énergie du bois est relativement longue. Elles produisent une très grande partie des denrées alimentaires de consommation quotidienne. Elles produisent aussi la plupart des matériaux et des objets qui permettent de vivre confortablement.
À consommer avec modération
Mais ce n’est pas tout. Au total, à Douxville, il y a trois stations de compostage et biométhanisation. Sur le terrain de sa coopérative, au milieu des cultures, avec son petit tractopelle, Catherine forme soigneusement des andains de matières broyées. Chaque mardi, elle organise ainsi les déchets végétaux issus des cultures environnantes. Il faut mélanger, arroser, ajouter la fiente de l’élevage de poules associé à la station et préparer les tas qui, après quelques mois, fourniront le précieux engrais dont les fragiles semis sont friands. Tout à côté, la station de biométhanisation produit un gaz précieux issu de la digestion contrôlée de déchets organiques divers. Ce gaz aura des usages très variés. Avec un petit compresseur, après épuration, il est même mis en bouteilles pour pouvoir faire rouler des véhicules, braser des métaux et plein d’autres usages. C’est une forme d’énergie vraiment très appréciée. Et, cerise sur le gâteau, les résidus de la digestion constituent un engrais de très grande qualité.
Depuis plusieurs années, les habitants de Douxville discutent âprement autour d’un projet de gigantesque stockage d’eau, à trente mètres au-dessus de la plaine, pour permettre à une centrale de pompage turbinage de stocker de l’électricité. Elle utiliserait l’excédent d’énergie éolienne ou photovoltaïque, lorsqu’il y a beaucoup de vent ou de soleil, pour faire monter l’eau dans le réservoir supérieur. Cette réserve pourrait être relâchée, faisant tourner la turbine et produisant de l’électricité, lorsque nécessaire. Les désaccords portent sur l’énormité du projet, en comparaison avec la modeste quantité d’électricité qu’il permettrait de produire.
Mais il ne faut pas rêver. Même en tirant un maximum d’énergie de son territoire, la consommation annuelle par personne ne représente, en 2048, qu’un quart de ce quelle était au début du siècle. Cependant, comme les Douxvillois ont adopté un autre mode de vie, une autre manière de se déplacer et d’habiter, et qu’ils ne doivent plus qu’assez rarement renouveler leurs équipements, cela ne pose aucune difficulté. Par contre, ils sont particulièrement heureux d’avoir pu échapper à la catastrophe climatique que l’usage généralisé des combustibles fossiles avait fini par amorcer.
Les énergies renouvelables sont, au propre comme au figuré, un don du ciel. Et les Douxvillois les considèrent bien comme telles. Quoiqu’on en pense, elles sont rares et précieuses et on veille donc à les utiliser avec (la plus grande) modération. Pour la mise en œuvre pratique de ces principes, les initiatives sont diverses. Les habitants, les associations, les coopératives ont fini par trouver quelques modes de gestion de l’énergie qu’ils trouvent efficaces ; parfois interconnectés, parfois non ; parfois individuels, parfois collectifs. Un magistrat de l’énergie, désigné par les habitants après délibération, veille à organiser les nécessaires discussions et débats qui permettent à tous les habitants de participer aux choix énergétiques de la ville : partage des ressources, quota de ressources attribué aux différents services publics, etc. Il doit encore aplanir les inévitables différends et veiller à ce que les plus démunis ne restent pas au bord du chemin. Ce n’est pas vraiment une sinécure. La mission est généralement confiée à quelqu’un d’expérience, apprécié de tous pour sa sagesse et son sens de l’intérêt général, ce dont témoigne une carrière déjà longue et reconnue.
Petit bilan
Toutes les usines, les fabriques et les coopératives gourmandes en énergie se sont organisées pour s’activer principalement lorsqu’il y a suffisamment de vent pour permettre à leurs éoliennes de produire les quantités d’électricité dont elles ont besoin. Les habitants, eux aussi, sont dès lors très attentifs au vent et au soleil, à l’hiver et à l’été, souvent le nez en l’air pour deviner la météo. Vouloir stocker l’énergie, c’est en sacrifier une grosse partie. C’est aussi dépendre de techniques fragiles et polluantes : renouveler des batteries régulièrement, trouver des métaux rares, etc.. Beaucoup de travailleurs (tous ?) adaptent leurs horaires à la météo. En général, ils ne prestent dans leurs entreprises que deux ou trois jours par semaine mais ces jours peuvent être fluctuants, selon la météo. En été, certaines entreprises profitent de l’électricité photovoltaïque plus abondante pour effectuer des productions plus saisonnières ou plus spécialisées, comme, par exemple, le travail des métaux : fonte, forgeage et usinage.
De leur côté, les familles privilégient les journées ensoleillées pour effectuer leurs tâches ménagères gourmandes en électricité dont les lessives. Et le soleil de mai est bienvenu pour le grand nettoyage de printemps. La nuit par contre, la consommation est très réduite car elle dépend des batteries : un peu d’éclairage, de la musique, un poste de radio et l’un ou l’autre écran pour se distraire et se cultiver.
Ainsi, au final, Douxville produit sur son territoire toute l’énergie nécessaire aux habitants, y compris celle nécessaire à la production de tout ce dont ils ont besoin pour bien vivre. Bien sûr, certains produits sont acquis ailleurs, importés depuis la région ou l’étranger, et leur production a consommé une énergie que Douxville n’a pas dû fournir. Mais, en contrepartie, Douxville fournit l’énergie nécessaire à la production des spécialités qu’elle vend dans les autres villes. Et pour que les choses soient claires et transparentes, la consommation d’énergie pour la production est reprise sur chaque facture, à la manière de la TVA. Les sources d’énergie disponibles sont le vent, le soleil et la biomasse. Cette dernière peut être directement combustible (le bois) ou peut être transformée en carburant (agro-carburants) ou en gaz (méthanisation). Question électricité, peu de problème. Du moins si on ne s’intéresse qu’aux quantités. En effet, elles avoisinent ce qu’on consommait déjà en l’an 2000, tout, tout, tout compris — y compris l’électricité grise. Par contre, on en stocke très peu, et pour des usages très limités, puisque Douxville s’est plutôt organisée pour utiliser l’électricité au moment où elle est produite. Un dizaine de grosses éoliennes — quatre mégawatts — fournissent le gros du travail. En complément, à peu près toutes les toitures sont équipées de panneaux photovoltaïques. Ils tapissent environ 75.000 mètres carrés.
Si pour l’électricité, l’approvisionnement est relativement confortable, question combustibles et carburants, la situation est plus tendue. Les habitants disposent d’une partie du bois produit par les forêts de Douxville. La ville dispose aussi de quelques tonnes de carburant, produites à partir des quelques hectares de cultures spécifiques, ainsi que de gaz méthane, produit au départ de déchets organiques. Mais les forêts doivent être ménagées et les sols ne doivent pas être appauvris. L’équilibre est donc délicat. En moyenne, chaque habitant dispose de moins d’un stère de bois à brûler par an ! Mais comme on est souvent regroupé en famille, en habitat kangourou, ou qu’on partage un logement avec des amis, la mise en commun des réserves de bois facilite nettement la situation. Quant aux carburants et au gaz, la modestie des quantités les réservent surtout aux usages les plus indispensables : transports collectifs, travaux lourds, certains travaux des champs, réfection des routes, transport des charges lourdes, etc. Il reste néanmoins un peu de gaz en bouteille pour l’usage privé de chacun, environ une bouteille par an pour chacun.
Qu’en pense la jeunesse ? Pour elle, toute cette organisation, toute cette attention aux ressources énergétiques, en un mot, tout à ce qui assure leur mode de vie, tout cela leur paraît parfaitement normal, totalement évident. Forcément, il n’ont jamais connu autre chose. Et comme tous les jeunes, leur vie est faite de découvertes, d’expériences et de sentiments passionnés. Leur soif d’idéal, leur envie d’un monde sûr et juste, sont énormes. Ils espèrent bien pouvoir participer rapidement au gouvernement de leur chère ville.
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