Le coût de la complexité

Tout au long du XXe siècle, les sociétés ont sans cesse accru la complexité de leur fonctionnement, en particulier dans les pays dits développés : complexité des lois et des règlements ; complexité des réseaux techniques, commerciaux et financiers ; complexité de l’organisation du travail et des métiers en spécialités et sous-spécialités. Revers de la médaille, l’impact de ces sociétés complexes sur l’environnement a explosé. Car toute complexité a un coût et ce coût n’est pas exclusivement financier. La complexité exige de l’énergie comme l’impose le 2e principe de la thermodynamique. Il en est ainsi pour tout, pour les organismes vivants aussi bien que pour les produits techniques tel l’omniprésent microprocesseur. De même, la complexité des lois, des règles et de l’organisation sociale exige d’y affecter un nombre croissant de personnes et de moyens, ce qui explique en partie que le budget des États est devenu intenable, exigeant toujours plus de croissance et d’endettement.

Regard sur le passé

Toutes les sociétés du passé se sont progressivement complexifiées. Elles ont dès lors été forcées de consacrer une part croissante de leurs ressources à soutenir cette complexité. Et lorsque, après tous leurs efforts, la collecte de ressources nouvelles n’a plus été possible, même par la force et la violence, la société s’est effondrée. L’anthropologue Joseph Tainter a consacré l’essentiel de sa carrière académique à étudier la complexité croissante des sociétés. Dans son ouvrage L’Effondrement des sociétés complexes1, il analyse l’effondrement de l’Empire romain d’Occident ou celui de la civilisation Maya. Pour Tainter, chaque fois qu’une société rencontre un problème, elle ajoute une “couche” de complexité pour le résoudre. Pour pouvoir maintenir une civilisation, il faut donc toujours disposer de ressources nouvelles, sous forme de nouveaux territoires (conquêtes, colonies…), de nouvelles sources d’énergie ou d’augmentations exponentielles de l’efficacité dans leur utilisation (moteurs, centrales électriques…).

Au début du XXe siècle :

  • La vie de chacun dépend d’un commerce mondial infiniment ramifié, n’importe quel produit passant entre les mains d’un grand nombre d’entreprises situées au quatre coins du monde, au gré des (bas) salaires et (du laxisme) des lois environnementales, souvent contournables par la ruse ou la corruption. Conséquence ? Un changement climatique menaçant et des impacts environnementaux colossaux. Tous les recoins de la Planète sont touchés par les effets du commerce mondialisé, effets incontrôlables et incontrôlés en raison même de la complexité des réseaux de production. Les exemples abondent, depuis la déforestation amazonienne (pour le soja de nos élevages) aux mines de coltan en RDC (pour nos téléphones portables) en passant par les pollutions diverses générées par le transport croissant de marchandises, sur mer et sur terre (ah le “made in China” !) qui empoisonnent peu à peu l’atmosphère et les océans.
  • La vie de chacun dépend de réseaux techniques pour l’eau, le gaz, l’électricité, les routes, les voies ferrées… ; de réseaux de télécommunication pour le téléphone ou Internet ; de réseaux financiers et d’investissements… Tous ces réseaux sont interdépendants, internationaux et mondialisés. Si l’un d’entre eux vient à faire défaut, les autres finissent par s’arrêter. Conséquence ? Les États ont perdu le contrôle de la situation, forcés de s’en remettre aux “forces de marché“. Ainsi Les services qu’ont disait “publics” sont peu à peu privatisés. Sans pour autant empêcher que les infrastructures ne se dégradent, que les emplois ne disparaissent et que les coûts pour l’usager et pour l’État ne s’accroissent. L’idée était que les géants des transnationales sauraient, eux, dompter cette complexité devenue ingérable pour les responsables politiques et leurs administrations. Et les prochains secteurs sur la liste sont peut-être la santé et l’enseignement.
  • L’impératif économique néolibéral de l’efficacité et de la rentabilité du travail a imposé l’hyper spécialisation des métiers déclinés en une multitude de professions, chacun la sienne, souvent pour la vie. Cependant, n’oublions pas, pour l’actionnaire de l’entreprise capitaliste, le travail est un coût (les salaires), le profit est un but (les bénéfices). La flexibilité, l’automatisation, la robotisation et l’informatisation sont aujourd’hui les objectifs de la nouvelle économie, objectifs assumés à droite et à gauche. Conséquence ? Le travail est pour beaucoup devenu épuisant, stressant, débilitant ou, tout simplement, introuvable !
  • Des monceaux de lois, de décrets et de règlements font  s’arracher les cheveux aux citoyens. Ils n’arrivent plus à s’y retrouver. Chaque difficulté provoque une réponse réglementaire et législative déterminée, foi de Journal Officiel. Les technocrates, encouragés (?!) par les lobbyistes des multinationales, imaginent sans cesse de nouvelles réglementations techniques. Toujours plus détaillées. Ces règles n’ont cependant pas permis aux États d’enrayer les dérives économiques. Conséquence ? Le texte réglementaire s’est largement substitué au jugement humain, y compris celui du juge dont c’est pourtant la fonction. À quand des ordinateurs-juges ? Dans bien des domaines, les citoyen et les communautés ne sont plus les maître de leur vie matérielle. Ils ne peuvent plus simplifier leur mode de vie (l’habitat par exemple) sans risquer d’enfreindre telle ou telle réglementation, même si leur initiative s’avérait positive pour l’environnement et pour la société !

Un peu caricatural ? Peut-être. Un certain manque de nuances ? Probablement. Pourtant, ces constats semblent de plus en plus apparents.

Ainsi, la société mondialisée est devenue tellement complexe qu’elle en a été rendue incontrôlable. Cette évolution ne manque pas d’inquiéter les professeurs Vincent de Coorebyter et Alain Eraly2.

Oui, la population est consciente que l’avenir sera pire que le présent. Il est lourd de menaces et celles-ci alimentent des anxiétés croissantes. La peur des changements climatiques, la peur d’être submergé par les migrants, la peur d’être exploité au travail, la peur du déclassement. (…) La plupart des grands défis de l’heure  — on vient de le dire — sont mondiaux. Le problème, c’est que toutes les instances internationales de régulation sont en échec. (…) Une question cruciale se pose dès lors : puisqu’il faudrait élargir l’échelle où on prend des décisions et qu’aucune régulation mondiale ne semble possible, faut-il renoncer au champ démocratique ? (…) Même si cela m’effraie de dire ça, on a parfois l’impression qu’on ferait mieux de restaurer une utopie dangereuse qui est celle du roi-philosophe plutôt que pousser le rêve de la démocratie.

Une dictature mondiale éclairée, serait-ce bien là la solution du problème ?

Et en 2048

Étant donné les limites du territoire de Douxville (50 km2), représentatif de la densité de population en Europe, les habitants se sont vite rendu compte qu’ils ne pouvaient pas compter sur beaucoup de ressources nouvelles. Ce que la société occidentale avait fait pendant des siècles et qui avait fini par engendrer les diverses “crises” n’était donc plus possible faute de ressources suffisantes. De plus les États avaient perdu le contrôle de l’économie mondialisée en raison d’une complexité devenue ingérable. Ils en ont donc conclu qu’il fallait viser à plus de simplicité. À tous les niveaux, technique, économique et social.

Aujourd’hui, les circuits courts sont la règle. Fini les trajets complexes et les transports à l’infini ! Environ 90% des produits sont locaux, produits à Douxville même, 9% sont d’origine régionale, à 100 ou 200 kilomètres de distance et le dernier petit pour cent provient d’ailleurs dans le monde.

Les réseaux techniques de Douxville, eau ou électricité, sont principalement locaux. Fini le gaz en provenance de la Sibérie, du Sahara ou des plaines du Middle West ! Les sources d’énergie sont quasi exclusivement locales : photovoltaïque, éolien ou biomasse. Tout se passe sous les yeux des habitants et est géré par eux, en famille ou par leurs entreprises coopératives. Bien sûr, il existe aussi des sources d’énergie liées à des configurations géographiques particulières : un fleuve comme celui qui passe par Hersaing, un lac de montagne ou un rivage maritime. On reviendra sur ces ressources lors de notre périple régional.

Les réseaux de télécommunication ont eux aussi été drastiquement simplifiés. Une  fibre optique le long des voies ferrées, l’une ou l’autre antenne GSM en ville et le bon vieil émetteur-récepteur ondes courtes pour les situations de crise, installé au poste central de sécurité et de secours. La consommation d’électricité de l’Internet, et de ses centres de données était devenue parfaitement intenable si on ne pouvait plus compter sur l’électricité produite avec du charbon et du nucléaire. Il a fallu faire des choix !

À Douxville, les circuits monétaires et financiers sont simplifiés. La monnaie locale, le douro, permet de régler l’essentiel des achats effectués dans la ville. Le financement du capital des entreprises est assuré par des investisseurs locaux. Ce capital leur permet de s’installer, de s’équiper en matériel et d’avoir un fond de roulement. Fini le temps des investissements d’origine lointaine, se déplaçant sans cesse tout autour de la planète, au gré des opportunités et en suivant des chemins complexes et opaques. Fini le temps du « je te tiens, tu me tiens par la barbichette », les investisseurs locaux finançant les entreprises de l’autre bout du monde tandis que des investisseurs de l’autre bout du monde finançaient les entreprises d’ici. Non seulement la gestion de cette complexité était coûteuse mais l’interdépendance généralisée rendait les crises financières horriblement coûteuses pour les contribuables amenés à payer les dégâts.

À Douxville, les machines et les équipements ménager aussi sont basiques, standardisés et réparables. Si la plupart consomment un peu d’énergie, leur fonctionnement reste toujours assez simple. Ils ne sont par exemple que rarement dotés de puces électroniques, ces composants qui permettaient une multitude de fonctionnalités exotiques aussi tape-à-l’œil que peu utilisées. Idem pour les machines et les outils utilisés par les artisans et les entreprises coopératives pour leurs fabrications et leurs productions. Simples et robustes.

Les lois et les règlements ont été réduits au plus simple. Ces textes se contentent le plus souvent de fixer les orientations générales que les habitants ont décidé de suivre. Un peu à l’instar de la Common Law des Anglo-Saxons, les interprétations, contestations et arbitrages sont entre les mains des personnes qui ont été désignées à cette effet. Point important, les procédures de désignation de ces personnes font l’objet d’un soin très particulier. Toutes les associations, tous les médias, tous les représentants des minorités sont associés à ces désignations. L’idée générale est d’arriver à choisir des personnes dont la carrière, l’expérience et la probité sont reconnues. Fini le temps ou seuls les élus de la majorité désignaient les arbitres partant du principes qu’ils étaient les représentants légitimes du peuple.

Un peu naïf ? Peut-être. Beaucoup d’angélisme ? Probablement. Mais l’Utopie n’est-elle simplement ce qui n’a pas encore été essayé !

Ainsi, dans ce cadre simplifié, les habitants comptent bien pouvoir mener une bonne vie, riche et épanouissante, en se satisfaisant des ressources renouvelables qui les entourent. Et ils comptent bien que leurs descendants pourront en faire autant.

  1.  Joseph A. Tainter (trad. Jean-François Goulon), L’Effondrement des sociétés complexes, Le Retour aux Sources, 2013, 318 p.
  2. Alain Eraly et Vincent de Coorebyter, “La fin de la démocratie” in Médor n°6, printemps 2017.

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